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que beaucoup de vérité pure. De même, une statue grecque parfaite contient autant de beauté que deux statues grecques parfaites.

Le péché de Niobé a consisté à ignorer que la quantité est sans rapport avec le bien, et elle en a été punie par la mort de ses enfants. Nous commettons le même péché tous les jours, et nous en sommes punis de la même manière.

Si un ouvrier, en une année d’efforts avides et persévérants, apprend quelques théorèmes de géométrie, il lui sera entré dans l’âme autant de vérité qu’à un étudiant qui, pendant le même temps, aura mis la même ferveur à assimiler une partie de la mathématique supérieure.

Il est vrai que cela n’est guère croyable, et ne serait peut-être pas facile à démontrer. Du moins ce devrait être un article de foi pour les chrétiens, s’ils se souvenaient que la vérité est au nombre des biens purs que l’Évangile compare à du pain, et que qui demande du pain ne reçoit pas des pierres.

Les obstacles matériels — manque de loisir, fatigue, manque de talent naturel, maladie, douleur physique — gênent pour l’acquisition des éléments inférieurs ou moyens de la culture, non pour celle des biens les plus précieux qu’elle enferme.

Le second obstacle à la culture ouvrière est qu’à la condition ouvrière, comme à toute autre, correspond une disposition particulière de la sensibilité. Par suite, il y a quelque chose d’étranger dans ce qui a été élaboré par d’autres et pour d’autres.

Le remède à cela, c’est un effort de traduction. Non pas de vulgarisation, mais de traduction, ce qui est bien différent.

Non pas prendre les vérités, déjà bien trop pauvres, contenues dans la culture des intellectuels, pour les dégrader, les mutiler, les vider de leur saveur ; mais simplement les exprimer, dans leur plénitude, au moyen d’un langage qui, selon le mot de Pascal, les rende sensibles au cœur, pour des gens dont la sensibilité se trouve modelée par la condition ouvrière.

L’art de transposer les vérités est un des plus essentiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile, c’est que, pour le pratiquer, il faut s’être placé au centre d’une vérité, l’avoir possédée dans sa nudité, derrière la forme particulière sous laquelle elle se trouve par hasard exposée.