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apéritif, mais leur sagesse à eux n’allait pas jusqu’à prévoir que, si l’on ne forme pas d’apprentis, au bout de vingt ans on n’a plus d’ouvriers, du moins qui méritent ce nom. Apparemment ils sont incapables de penser plus de deux ou trois ans à l’avance. Sans doute aussi une secrète inclination leur faisait préférer avoir dans leurs usines un bétail de malheureux, d’êtres déracinés et sans aucun titre à aucune considération. Ils ne savaient pas que, si la soumission des esclaves est plus grande que celle des hommes libres, leur révolte est aussi bien plus terrible. Ils en ont fait l’expérience, mais sans la comprendre.

La carence des syndicats ouvriers à l’égard du problème de l’apprentissage est tout aussi scandaleuse d’un autre point de vue. Eux n’avaient pas à se préoccuper de l’avenir de la production ; mais, ayant pour unique raison d’être la défense de la justice, ils auraient dû être touchés par la détresse morale des petits gars. En fait, la partie vraiment misérable de la population des usines, les adolescents, les femmes, les ouvriers immigrés, étrangers ou coloniaux, était abandonnée. La somme entière de leur douleur comptait beaucoup moins dans la vie syndicale que le problème d’une augmentation de salaire pour des catégories déjà largement payées.

Rien ne montre mieux combien il est difficile qu’un mouvement collectif soit réellement orienté vers la justice, et que les malheureux soient réellement défendus. Ils ne peuvent pas se défendre eux-mêmes, parce que le malheur les en empêche ; et on ne les défend pas de l’extérieur, parce que le penchant de la nature humaine est de ne pas faire attention aux malheureux.

La J. O. C. seule s’est occupée du malheur de l’adolescence ouvrière ; l’existence d’une telle organisation est peut-être le seul signe certain que le christianisme n’est pas mort parmi nous.

Comme les capitalistes ont trahi leur vocation en négligeant criminellement non seulement les intérêts du peuple, non seulement ceux de la nation, mais même le leur propre, de même les syndicats ouvriers ont trahi la leur en négligeant la protection des misérables dans les rangs ouvriers pour se tourner vers la défense des intérêts. Cela aussi est bon à faire connaître, en vue du jour où ils pourraient avoir la responsabilité et la tentation de commettre des abus de pouvoir. La mise au pas des syndicats