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La liste concrète des douleurs des ouvriers fournit celle des choses à modifier. Il faut supprimer d’abord le choc que subit le petit gars qui à douze ou treize ans sort de l’école et entre à l’usine. Certains ouvriers seraient tout à fait heureux si ce choc n’avait laissé une blessure toujours douloureuse ; mais ils ne savent pas eux-mêmes que leur souffrance vient du passé. L’enfant à l’école, bon ou mauvais élève, était un être dont l’existence était reconnue, qu’on cherchait à développer, chez qui on faisait appel aux meilleurs sentiments. Du jour au lendemain il devient un supplément à la machine, un peu moins qu’une chose, et on ne se soucie nullement qu’il obéisse sous l’impulsion des mobiles les plus bas, pourvu qu’il obéisse. La plupart des ouvriers ont subi au moins à ce moment de leur vie cette impression de ne plus exister, accompagnée d’une sorte de vertige intérieur, que les intellectuels ou les bourgeois, même dans les plus grandes souffrances, ont très rarement l’occasion de connaître. Ce premier choc, reçu si tôt, imprime souvent une marque ineffaçable. Il peut rendre l’amour du travail définitivement impossible.

Il faut changer le régime de l’attention au cours des heures de travail, la nature des stimulants qui poussent à vaincre la paresse ou l’épuisement — stimulants qui aujourd’hui ne sont que la peur et les sous —, la nature de l’obéissance, la quantité trop faible d’initiative, d’habileté et de réflexion demandée aux ouvriers, l’impossibilité où ils sont de prendre part par la pensée et le sentiment à l’ensemble du travail de l’entreprise, l’ignorance parfois complète de la valeur, de l’utilité sociale, de la destination des choses qu’ils fabriquent, la séparation complète de la vie du travail et de la vie familiale. On pourrait allonger la liste.

Le désir de réformes mis à part, trois espèces de facteurs jouent dans le régime de la production : techniques, économiques, militaires. Aujourd’hui, l’importance des facteurs militaires dans la production correspond à celle de la production dans la conduite de la guerre ; autrement dit, elle est très considérable.

Du point de vue militaire, l’entassement de milliers d’ouvriers dans d’immenses bagnes industriels où les ouvriers vraiment qualifiés sont en tout petit nombre, est une double absurdité. Les conditions militaires actuelles exigent, d’une part que la pro-