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tives, ou de délégués d’usines, ou du contrôle de l’embauche. Toutes les mesures qu’on propose, qu’elles aient l’étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont purement juridiques, et ce n’est pas sur le plan juridique que se situent le malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. Marx l’aurait parfaitement compris s’il avait eu de la probité à l’égard de sa propre pensée, car c’est une évidence qui éclate dans les meilleures pages du Capital.

On ne peut pas chercher dans les revendications des ouvriers le remède à leur malheur. Plongés dans le malheur corps et âme, y compris l’imagination, comment imagineraient-ils quelque chose qui n’en porte pas la marque ? S’ils font un violent effort pour s’en dégager, ils tombent dans des rêveries apocalyptiques, ou cherchent une compensation dans un impérialisme ouvrier qui n’est pas plus à encourager que l’impérialisme national.

Ce qu’on peut chercher dans leurs revendications, c’est le signe de leurs souffrances. Or les revendications expriment toutes ou presque la souffrance du déracinement. S’ils veulent le contrôle de l’embauche et la nationalisation, c’est qu’ils sont obsédés par la peur du déracinement total, du chômage. S’ils veulent abolir la propriété privée, c’est qu’ils en ont assez d’être admis sur le lieu du travail comme des immigrés qu’on laisse entrer par grâce. C’est aussi là le ressort psychologique des occupations d’usines en juin 1936. Pendant quelques jours, ils ont éprouvé une joie pure, sans mélange, à être chez eux dans ces mêmes lieux ; une joie d’enfant qui ne veut pas penser au lendemain. Personne ne pouvait raisonnablement croire que le lendemain serait bon.

Le mouvement ouvrier français issu de la Révolution a été essentiellement un cri, moins de révolte que de protestation, devant la dureté impitoyable du sort à l’égard de tous les opprimés. Relativement à ce que l’on peut attendre d’un mouvement collectif, il y avait en celui-là beaucoup de pureté. Il a pris fin en 1914 ; depuis, il n’en est resté que des échos ; les poisons de la société environnante ont corrompu même le sens du malheur. Il faut tenter d’en retrouver la tradition ; mais on ne saurait souhaiter le ressusciter. Si belle que puisse être l’intonation d’un cri de douleur, on ne peut souhaiter l’entendre encore ; il est plus humain de souhaiter guérir la douleur.