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dental et moderne. La Chine est très mystérieuse. La Russie, qui est toujours mi-européenne, mi-orientale, l’est bien autant ; car on ne peut savoir si l’énergie qui la couvre de gloire procède, comme pour les Allemands, d’un déracinement du genre actif, ce que l’histoire des vingt-cinq dernières années porterait d’abord à croire, ou s’il s’agit surtout de la vie profonde du peuple issue du fond des âges et demeurée souterrainement presque intacte.

Quant au continent américain, comme son peuplement, depuis plusieurs siècles, est fondé avant tout sur l’immigration, l’influence dominante qu’il va probablement exercer aggrave beaucoup le péril.

Dans cette situation presque désespérée, on ne peut trouver ici-bas de secours que dans les îlots de passé demeurés vivants sur la surface de la terre. Ce n’est pas qu’il faille approuver le tapage fait par Mussolini autour de l’Empire romain, et essayer d’utiliser de la même manière Louis XIV. Les conquêtes ne sont pas de la vie, elles sont de la mort au moment même où elles se produisent. Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n’y en a pas trop sur le globe entier.

Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.

L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l’a si bien senti qu’il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l’unique principe d’explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Âge que le syndica-