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première vague de terreur allemande s’est de loin le mieux tenu est celui où la tradition est la plus vivante et la mieux préservée, c’est-à-dire l’Angleterre.

En France, le déracinement de la condition prolétarienne avait réduit une grande partie des ouvriers à un état de stupeur inerte et jeté une autre partie dans une attitude de guerre à l’égard de la société. Le même argent qui avait brutalement coupé les racines dans les milieux ouvriers les avait rongées dans les milieux bourgeois, car la richesse est cosmopolite ; le faible attachement au pays qui pouvait y demeurer intact était de bien loin dépassé, surtout depuis 1936, par la peur et la haine à l’égard des ouvriers. Les paysans étaient, eux aussi, presque déracinés depuis la guerre de 1914, démoralisés par le rôle de chair à canon qu’ils y avaient joué, par l’argent qui prenait dans leur vie une part toujours croissante, et par des contacts beaucoup trop fréquents avec la corruption des villes. Quant à l’intelligence, elle était presque éteinte.

Cette maladie générale du pays a pris la forme d’une espèce de sommeil qui seul a empêché la guerre civile. La France a haï la guerre qui menaçait de l’empêcher de dormir. À moitié assommée par le coup terrible de mai et juin 1940, elle s’est jetée dans les bras de Pétain pour pouvoir continuer à dormir dans un semblant de sécurité. Depuis lors l’oppression ennemie a transformé ce sommeil en un cauchemar tellement douloureux qu’elle s’agite et attend anxieusement les secours extérieurs qui l’éveilleront.

Sous l’effet de la guerre, la maladie du déracinement a pris dans toute l’Europe une acuité telle qu’on peut légitimement en être épouvanté. La seule indication qui donne quelque espoir, c’est que la souffrance a rendu un certain degré de vie à des souvenirs naguère presque morts, comme en France ceux de 1789.

Quant aux pays d’Orient, où depuis quelques siècles, mais surtout depuis cinquante ans, les blancs ont porté la maladie du déracinement dont ils souffrent, le Japon montre suffisamment quelle acuité prend chez eux la forme active de la maladie. L’Indochine est un exemple de la forme passive. L’Inde, où existe encore une tradition vivante, est assez contaminée pour que ceux mêmes qui parlent publiquement au nom de cette tradition rêvent d’établir sur leur territoire une nation du type occi-