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une vitalité affaiblie. Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas.

Sous le même nom de révolution, et souvent sous des mots d’ordre et des thèmes de propagande identiques, sont dissimulées deux conceptions absolument opposées. L’une consiste à transformer la société de manière que les ouvriers puissent y avoir des racines ; l’autre consiste à étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été infligée aux ouvriers. Il ne faut pas dire ou penser que la seconde opération puisse jamais être un prélude de la première ; cela est faux. Ce sont deux directions opposées, qui ne se rejoignent pas.

La seconde conception est aujourd’hui beaucoup plus fréquente que la première, à la fois parmi les militants et dans la masse des ouvriers. Il va de soi qu’elle tend à l’emporter de plus en plus, à mesure que le déracinement se prolonge et augmente ses ravages. Il est facile de comprendre que, d’un jour à l’autre, le mal peut devenir irréparable.

Du côté des conservateurs, il y a une équivoque analogue. Un petit nombre désire réellement le réenracinement des ouvriers ; simplement leur désir s’accompagne d’images dont la plupart, au lieu d’être relatives à l’avenir, sont empruntées à un passé d’ailleurs en partie fictif. Les autres désirent purement et simplement maintenir ou aggraver la condition de matière humaine à laquelle le prolétariat est réduit.

Ainsi ceux qui désirent réellement le bien, déjà peu nombreux, s’affaiblissent encore en se répartissant entre deux camps hostiles avec lesquels ils n’ont rien de commun.

L’effondrement subit de la France, qui a surpris tout le monde partout, a simplement montré à quel point le pays était déraciné. Un arbre dont les racines sont presque entièrement rongées tombe au premier choc. Si la France a présenté un spectacle plus pénible qu’aucun autre pays d’Europe, c’est que la civilisation moderne avec ses poisons y était installée plus avant qu’ailleurs, à l’exception de l’Allemagne. Mais en Allemagne le déracinement avait pris la forme agressive, et en France il a pris celui de la léthargie et de la stupeur. La différence tient à des causes plus ou moins cachées, mais dont on pourrait trouver quelques-unes, sans doute, si l’on cherchait. Inversement, le pays qui devant la