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yeux des gens de 1789, il n’y avait même pas d’autre possibilité ; une vie publique telle que la nôtre au cours du dernier demi-siècle leur aurait paru un hideux cauchemar ; ils n’auraient jamais cru possible qu’un représentant du peuple pût abdiquer sa dignité au point de devenir le membre discipliné d’un parti.

Rousseau d’ailleurs avait montré clairement que la lutte des partis tue automatiquement la République. Il en avait prédit les effets. Il serait bon d’encourager en ce moment la lecture du Contrat Social. En fait, à présent, partout où il y avait des partis politiques, la démocratie est morte. Chacun sait que les partis anglais ont des traditions, un esprit, une fonction tels qu’ils ne sont comparables à rien d’autre. Chacun sait aussi que les équipes concurrentes des États-Unis ne sont pas des partis politiques. Une démocratie où la vie publique est constituée par la lutte des partis politiques est incapable d’empêcher la formation d’un parti qui ait pour but avoué de la détruire. Si elle fait des lois d’exception, elle s’asphyxie elle-même. Si elle n’en fait pas, elle est aussi en sécurité qu’un oiseau devant un serpent.

Il faudrait distinguer deux espèces de groupements, les groupements d’intérêts, auxquels l’organisation et la discipline seraient autorisées dans une certaine mesure, et les groupements d’idées, auxquels elles seraient rigoureusement interdites. Dans la situation actuelle, il est bon de permettre aux gens de se grouper pour défendre leurs intérêts, c’est-à-dire les gros sous et les choses similaires, et de laisser ces groupements agir dans des limites très étroites et sous la surveillance perpétuelle des pouvoirs publics. Mais il ne faut pas les laisser toucher aux idées. Les groupements où s’agitent des pensées doivent être moins des groupements que des milieux plus ou moins fluides. Quand une action s’y dessine, il n’y a pas de raison qu’elle soit exécutée par d’autres que par ceux qui l’approuvent.

Dans le mouvement ouvrier par exemple, une telle distinction mettrait fin à une confusion inextricable. Dans la période qui a précédé la guerre, trois orientations sollicitaient et tiraillaient perpétuellement tous les ouvriers. D’abord la lutte pour les gros sous ; puis les restes, de plus en plus faibles, mais toujours un peu vivants, du vieil esprit syndicaliste de jadis, idéaliste