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leurs âmes sont absolument soumis aux lois des mécanismes qui régissent souverainement la matière physique et psychique. La matière physique et psychique en eux obéit parfaitement ; ils sont parfaitement obéissants en tant qu’ils sont matière, et ils ne sont pas autre chose, s’ils ne possèdent ni ne désirent la lumière surnaturelle qui seule élève l’homme au-dessus de la matière. C’est pourquoi le mal qu’ils nous font doit être accueilli comme le mal que nous fait la matière inerte. Outre la compassion qu’il convient d’accorder à une pensée humaine égarée et souffrante, ils doivent être aimés comme doit être aimée la matière inerte, en tant que parties de l’ordre parfaitement beau de l’univers.

Bien entendu, quand des Romains crurent devoir déshonorer le stoïcisme en l’adoptant, ils remplacèrent l’amour par une insensibilité à base d’orgueil. De là le préjugé, commun encore aujourd’hui, d’une opposition entre le stoïcisme et le christianisme, alors que ce sont deux pensées jumelles. Les noms mêmes des personnes de la Trinité, Logos, Pneuma, sont empruntés au vocabulaire stoïcien. La connaissance de certaines théories stoïciennes jette une vive lumière sur plusieurs passages énigmatiques du Nouveau Testament. Il y avait échange entre les deux pensées à cause de leurs affinités. Au centre de l’une et de l’autre se trouvent l’humilité, l’obéissance et l’amour.

Mais plusieurs textes indiquent que la pensée stoïcienne fut aussi celle du monde antique tout entier, jusqu’à l’Extrême-Orient. Toute l’humanité jadis a vécu dans l’éblouissement de la pensée que l’univers où nous nous trouvons n’est pas autre chose que de la parfaite obéissance.

Les Grecs furent enivrés d’en trouver dans la science une confirmation éclatante, et ce fut le mobile de leur enthousiasme pour elle.

L’opération de l’intelligence dans l’étude scientifique fait apparaître à la pensée la nécessité souveraine sur la matière comme un réseau de relations immatérielles et sans force. La nécessité n’est parfaitement conçue qu’au moment où les relations apparaissent comme parfaitement immatérielles. Elles ne sont alors présentes à la pensée que par l’effet d’une attention élevée et pure, qui part d’un point de l’âme non soumis à la force. Ce qui dans l’âme humaine est soumis à la force, c’est ce qui se