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Mais la pensée qui a véritablement enivré les anciens, c’est que ce qui fait obéir la force aveugle de la matière n’est pas une autre force, plus forte. C’est l’amour. Ils pensaient que la matière est docile à la Sagesse éternelle par la vertu de l’amour qui la fait consentir à l’obéissance.

Platon dit dans le Timée que la Providence divine domine la nécessité en exerçant sur elle une sage persuasion. Un poème stoïcien du iiie siècle avant l’ère chrétienne, mais dont il est prouvé que l’inspiration est bien plus ancienne, dit à Dieu :

« À toi tout ce monde qui roule autour de la terre
obéit où que tu le mènes et il consent à ta domination.
Telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains,
à double tranchant, en feu, éternellement vivant, la foudre. »

La foudre, le trait de feu vertical qui jaillit du ciel à la terre, c’est l’échange d’amour entre Dieu et sa création, et c’est pourquoi « lanceur de la foudre » est par excellence l’épithète de Zeus.

C’est de là que vient la conception stoïcienne de l’amor fati, l’amour de l’ordre du monde, mis par eux au centre de toute vertu. L’ordre du monde doit être aimé parce qu’il est pure obéissance à Dieu. Quoi que cet univers nous accorde ou nous inflige, il le fait exclusivement par obéissance. Quand un ami depuis longtemps absent et anxieusement attendu nous serre la main, il n’importe pas que la pression en elle-même soit agréable ou pénible ; s’il serre trop fort et fait mal, on ne le remarque même pas. Quand il parle, on ne se demande pas si le son de la voix est par lui-même agréable. La pression de la main, la voix, tout est seulement pour nous le signe d’une présence, et à ce titre infiniment cher. De même tout ce qui nous arrive au cours de notre vie, étant amené par l’obéissance totale de cet univers à Dieu, nous met au contact du bien absolu que constitue le vouloir divin ; à ce titre, tout sans exception, joies et douleurs indistinctement, doit être accueilli dans la même attitude intérieure d’amour et de gratitude.

Les hommes qui ignorent le vrai bien désobéissent à Dieu en ce sens qu’ils ne lui obéissent pas comme il convient à une créature pensante, par un consentement de la pensée. Mais leurs corps et