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Saint-Pierre sur les melons et les repas en famille. Il y a dans ces tentatives la même absurdité centrale que dans les considérations historiques sur les effets de l’Incarnation. Le bien qu’il est donné à l’homme d’observer dans l’univers est fini, limité. Essayer d’y trouver une marque de l’action divine, c’est faire de Dieu lui-même un bien fini, limité. C’est un blasphème.

Les tentatives du même genre dans l’analyse de l’histoire peuvent être illustrées par une pensée ingénieuse exprimée dans une revue catholique de New-York, lors du dernier anniversaire de la découverte de l’Amérique. Elle disait que Dieu avait envoyé Christophe Colomb en Amérique afin qu’il y eût quelques siècles plus tard un pays capable de vaincre Hitler. Cela est encore bien au-dessous de Bernardin de Saint-Pierre ; cela est atroce. Dieu apparemment méprise, lui aussi, les races de couleur ; l’extermination des populations d’Amérique au xvie siècle lui paraissait peu de chose au prix du salut des Européens du xxe siècle ; et il ne pouvait pas leur amener le salut par des moyens moins sanglants. On croirait qu’au lieu d’envoyer Christophe Colomb en Amérique plus de quatre siècles à l’avance, il aurait été plus simple d’envoyer quelqu’un assassiner Hitler aux environs de 1923.

On aurait tort de penser que c’est là un degré exceptionnel de bêtise. Toute interprétation providentielle de l’histoire est par nécessité située exactement à ce niveau. C’est le cas pour la conception historique de Bossuet. Elle est à la fois atroce et stupide, également révoltante pour l’intelligence et pour le cœur. Il faut être bien sensible à la sonorité des mots pour regarder ce prélat courtisan comme un grand esprit.

Quand la notion de Providence est introduite dans la vie privée, le résultat n’est pas moins comique. Quand la foudre tombe à un centimètre de quelqu’un sans le toucher, il croit souvent avoir été préservé par la Providence. Ceux qui sont à un kilomètre de là ne pensent pas devoir la vie à une intervention de Dieu. Apparemment, quand le mécanisme de l’univers est sur le point de tuer un être humain, Dieu se demande s’il lui plaît ou non de lui sauver la vie, et s’il décide de le faire, il donne un coup de pouce presque imperceptible au mécanisme. Il peut bien déplacer la foudre d’un centimètre pour sauver une vie, mais non pas d’un