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pourrait produire des effets non conformes au vouloir de Dieu. On admet que Dieu pratique les interventions particulières. Mais on admet que ces interventions, destinées à corriger le jeu de la causalité, sont elles-mêmes soumises à la causalité. Dieu viole l’ordre du monde pour y faire surgir, non ce qu’il veut produire, mais des causes qui amèneront ce qu’il veut produire à titre d’effet.

Si l’on y réfléchit, ces suppositions correspondent exactement à la situation de l’homme devant la matière. L’homme a des fins particulières qui l’obligent à des interventions particulières, lesquelles sont soumises à la loi de causalité. Qu’on imagine un grand propriétaire romain qui a de vastes domaines et de nombreux esclaves ; puis qu’on élargisse le domaine aux dimensions mêmes de l’univers. Telle est la conception de Dieu qui domine en fait une partie du christianisme, et dont la souillure contamine peut-être même plus ou moins le christianisme entier, excepté les mystiques.

Si l’on suppose un tel propriétaire vivant seul, sans jamais rencontrer d’égaux, sans aucune relation sinon avec ses esclaves, on se demande comment une fin particulière peut surgir dans sa pensée. Il n’a pas lui-même de besoins insatisfaits. Cherchera-t-il le bien de ses esclaves ? En ce cas il s’y prendrait bien mal, car en fait les esclaves sont en proie au crime et au malheur. Si l’on cherche à leur inspirer de bons sentiments en énumérant tout ce qu’il y a d’heureux dans leur sort — comme faisaient sans doute jadis les prédicateurs esclavagistes en Amérique — on ne rend que plus manifeste combien cette part de bien est limitée, combien il y a disproportion entre la puissance attribuée au maître et la part respective du bien et du mal. Comme on ne peut le dissimuler, on dira aux esclaves que s’ils sont malheureux, c’est par leur faute. Mais cette affirmation, si on l’accepte, n’apporte aucun éclaircissement au problème de savoir ce que peuvent être les volontés du propriétaire. Il est impossible de se représenter ces volontés autrement que comme des caprices dont certains sont bienveillants. En fait, on se les représente ainsi.

Toutes les tentatives pour déceler dans la structure de l’univers les marques de la bienveillance du propriétaire sont sans aucune exception du même niveau que la phrase de Bernardin de