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chose basse. L’amour qui pousse un homme libre à abandonner son corps et son âme en servitude à ce qui constitue le bien parfait, c’est le contraire d’un amour servile.

Dans la tradition mystique de l’Église catholique, l’un des objets principaux des purifications à travers lesquelles l’âme doit passer est l’abolition totale de la conception romaine de Dieu. Tant qu’il en reste une trace, l’union d’amour est impossible.

Mais le rayonnement des mystiques a été impuissant à anéantir cette conception dans l’Église comme elle était anéantie dans leur âme, parce que l’Église avait besoin d’elle comme l’Empire en avait eu besoin. Elle en avait besoin pour sa domination temporelle. De sorte que la division du pouvoir en pouvoir spirituel et temporel, dont on parle si fréquemment à propos du Moyen Âge, est chose plus complexe qu’on ne pense. L’obéissance au roi selon la conception espagnole classique est une chose infiniment plus religieuse et plus pure que l’obéissance à une Église armée de l’Inquisition et proposant une conception esclavagiste de Dieu, comme ce fut dans une large mesure le cas au xiiie siècle. Il se pourrait bien que, par exemple au xiiie siècle en Aragon, le roi ait été détenteur d’une autorité réellement spirituelle, et l’Église d’une autorité réellement temporelle. Quoi qu’il en soit, l’esprit romain d’impérialisme et de domination n’a jamais suffisamment abandonné l’Église pour qu’elle abolît la conception romaine de Dieu.

Par contre-coup, la conception de la Providence est devenue méconnaissable. Elle est d’une absurdité criante au point d’étourdir la pensée. Les mystères authentiques de la foi sont, eux aussi, absurdes, mais d’une absurdité qui illumine la pensée et lui fait produire en abondance des vérités évidentes à l’intelligence. Les autres absurdités sont peut-être des mystères diaboliques. Les uns et les autres se trouvent mélangés dans la pensée chrétienne courante comme le blé et l’ivraie.

La conception de la Providence qui répond au Dieu du type romain, c’est une intervention personnelle de Dieu dans l’univers pour ajuster certains moyens en vue de fins particulières. On admet que l’ordre du monde, laissé à lui-même et sans intervention particulière de Dieu à tel lieu, en tel instant, pour telle fin,