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suite ces esclaves ne cessent pas une seconde de supplier Dieu de consentir à les maintenir dans l’esclavage.

Cela est incompatible avec la conception romaine. Si nous étions la propriété de Dieu, comment pourrions-nous nous donner à lui comme esclaves ? Il nous a affranchis du fait qu’il nous a créés. Nous sommes hors de son royaume. Notre consentement seul peut, avec le temps, accomplir l’opération inverse, et faire de nous-mêmes quelque chose d’inerte, quelque chose d’analogue au néant, où Dieu soit maître absolu.

L’inspiration vraiment chrétienne a été heureusement conservée par la mystique. Mais en dehors de la mystique pure, l’idolâtrie romaine a tout souillé. Idolâtrie, car c’est le mode de l’adoration, non pas le nom attribué à l’objet, qui sépare l’idolâtrie de la religion. Si un chrétien adore Dieu avec un cœur disposé comme le cœur d’un païen de Rome dans l’hommage rendu à l’empereur, ce chrétien aussi est idolâtre.

La conception romaine de Dieu subsiste encore aujourd’hui, jusque dans des esprits tels que Maritain.

Il a écrit : « La notion de droit est même plus profonde que celle d’obligation morale, car Dieu a un droit souverain sur les créatures et il n’a pas d’obligation morale envers elles (encore qu’il se doive à lui-même de leur donner ce qui est requis par leur nature) ».

Ni la notion d’obligation ni celle de droit ne sauraient convenir à Dieu, mais celle de droit infiniment moins. Car la notion de droit est infiniment plus éloignée du bien pur. Elle est mélangée de bien et de mal ; car la possession d’un droit implique la possibilité d’en faire soit un bon, soit un mauvais usage. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est toujours, inconditionnellement, un bien à tous égards. C’est pourquoi les gens de 1789 ont commis une erreur si désastreuse en choisissant comme principe de leur inspiration la notion de droit.

Un droit souverain, c’est le droit de propriété selon la conception romaine ou toute autre qui lui soit essentiellement identique. Attribuer à Dieu un droit souverain sans obligation, c’est en faire l’équivalent infini d’un propriétaire d’esclaves à Rome. Cela ne permet qu’un dévouement servile. Le dévouement d’un esclave pour l’homme qui le regarde comme sa propriété est