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erreur, ni dans les textes sacrés de la Chine, de l’Inde et de la Grèce, ni dans les Évangiles.

Mais quand la religion chrétienne fut officiellement adoptée par l’Empire romain, on mit dans l’ombre l’aspect impersonnel de Dieu et de la Providence divine. On fit de Dieu une doublure de l’Empereur. L’opération fut rendue facile par le courant judaïque dont le christianisme, du fait de son origine historique, n’avait pu se purifier. Jéhovah, dans les textes antérieurs à l’exil, a avec les Hébreux la relation juridique d’un maître avec des esclaves. Ils étaient esclaves du Pharaon ; Jéhovah, les ayant tirés des mains du Pharaon, a succédé à ses droits. Ils sont sa propriété, et il les domine comme n’importe quel homme domine ses esclaves, sauf qu’il dispose d’un choix plus large de récompenses et de châtiments. Il leur commande indifféremment le bien ou le mal, mais beaucoup plus souvent le mal, et dans les deux cas ils n’ont qu’à obéir. Il importe peu qu’ils soient maintenus dans l’obéissance par les mobiles les plus vils, pourvu que les ordres soient exécutés.

Une telle conception était précisément à la hauteur du cœur et de l’intelligence des Romains. Chez eux l’esclavage avait pénétré et dégradé toutes les relations humaines. Ils ont avili les plus belles choses. Ils ont déshonoré les suppliants en les forçant à mentir. Ils ont déshonoré la gratitude en la regardant comme un esclavage atténué ; dans leur conception, en recevant un bienfait, on aliénait en échange une partie de sa liberté. Si le bienfait était important, les mœurs courantes contraignaient à dire au bienfaiteur qu’on était son esclave. Ils ont déshonoré l’amour ; être amoureux, pour eux, c’était ou bien acquérir la personne aimée comme propriété, ou bien, si on ne le pouvait pas, se soumettre servilement à elle pour en obtenir des plaisirs charnels, dût-on accepter le partage avec dix autres. Ils ont déshonoré la patrie en concevant le patriotisme comme la volonté de réduire en esclavage tous les hommes qui ne sont pas des compatriotes. Mais il serait plus court d’énumérer ce qu’ils n’ont pas déshonoré. On ne trouverait probablement rien.

Entre autres choses ils ont déshonoré la souveraineté. La notion antique de souveraineté légitime, autant qu’on peut la deviner, semble avoir été extrêmement belle. On ne peut que la