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justice à cette veuve parce qu’elle ne fait que me fatiguer » (Luc, 18, 5), et l’homme endormi à ouvrir à son ami : « S’il ne se lève pas par amitié pour lui, il se lèvera à cause de son impudence » (Luc, 11, 8). Si nous exerçons une espèce de contrainte sur Dieu, il ne peut s’agir que d’un mécanisme institué par Dieu. Les mécanismes surnaturels sont au moins aussi rigoureux que la loi de la chute des corps ; mais les mécanismes naturels sont les conditions de la production des événements comme tels, sans égard à aucune considération de valeur ; et les mécanismes surnaturels sont les conditions de la production du bien pur comme tel.

C’est ce qui est confirmé par l’expérience pratique des saints. Ils ont constaté, dit-on, qu’ils pouvaient parfois, à force de désir, faire descendre sur une âme plus de bien qu’elle-même n’en désirait. Cela confirme que le bien descend du ciel sur la terre seulement dans la proportion où certaines conditions sont en fait réalisées sur terre.

L’œuvre entière de saint Jean de la Croix n’est qu’une étude rigoureusement scientifique des mécanismes surnaturels. La philosophie de Platon aussi n’est pas autre chose.

Même le jugement, dans l’Évangile, apparaît comme quelque chose d’impersonnel : « Celui qui croit en lui n’est pas jugé ; celui qui ne croit pas est déjà jugé. Ceci est le jugement : quiconque fait des choses médiocres hait la lumière ; …celui qui fait la vérité vient vers la lumière » (Jean, 3, 18). « Comme j’entends, je juge, et mon jugement est juste » (Jean, 5, 30). « Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde. Celui qui me refuse et ne reçoit pas mes paroles, il a un juge ; la parole que j’ai parlée, c’est elle qui le jugera au dernier jour. »

Dans l’histoire des ouvriers de la onzième heure, il semble y avoir caprice de la part du maître de la vigne. Mais si l’on fait un peu attention, c’est le contraire. Il ne paie qu’un seul salaire parce qu’il ne possède qu’un seul salaire. Il n’a pas de monnaie. Saint Paul définit le salaire : « Je connaîtrai comme je suis connu. » Cela ne comporte pas de degrés. De même il n’y a pas de degrés dans l’acte qui fait mériter le salaire. On est appelé ; on accourt ou on n’accourt pas. Il n’est au pouvoir de personne de devancer