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Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c’est qu’elle est l’étude de la beauté du monde.

Dès qu’on y pense, c’est évident. La matière, la force aveugle ne sont pas l’objet de la science. La pensée ne peut les atteindre ; elles fuient devant elle. La pensée du savant n’atteint jamais que des relations qui saisissent matière et force dans un réseau invisible, impalpable et inaltérable d’ordre et d’harmonie. « Le filet du ciel est vaste, dit Lao-Tseu ; ses mailles sont larges ; pourtant rien ne passe au travers. »

Comment la pensée humaine aurait-elle pour objet autre chose que de la pensée ? C’est là une difficulté tellement connue dans la théorie de la connaissance qu’on renonce à la considérer, on la laisse de côté comme un lieu commun. Mais il y a une réponse. C’est que l’objet de la pensée humaine est, lui aussi, de la pensée. Le savant a pour fin l’union de son propre esprit avec la sagesse mystérieuse éternellement inscrite dans l’univers. Dès lors comment y aurait-il opposition ou même séparation entre l’esprit de la science et celui de la religion ? L’investigation scientifique n’est qu’une forme de la contemplation religieuse.

C’était bien le cas en Grèce. Que s’est-il donc passé depuis ? Comment se fait-il que cette science, qui, quand l’épée romaine la fit tomber en défaillance, avait l’esprit religieux pour essence, se soit éveillée matérialiste au sortir de sa longue léthargie ? Quel événement était survenu dans l’intervalle ?

Il s’était produit une transformation dans la religion. Il ne s’agit pas de l’avènement du christianisme. Le christianisme originel, tel qu’il se trouve encore présent pour nous dans le Nouveau Testament, et surtout dans les Évangiles, était, comme la religion antique des Mystères, parfaitement apte à être l’inspiration centrale d’une science parfaitement rigoureuse. Mais le christianisme a subi une transformation, probablement liée à son passage au rang de religion romaine officielle.

Après cette transformation, la pensée chrétienne, excepté quelques rares mystiques toujours exposés au danger d’être condamnés, n’admit plus d’autre notion de la Providence divine que celle d’une Providence personnelle.

Cette notion se trouve dans l’Évangile, car Dieu y est nommé le Père. Mais la notion d’une Providence impersonnelle, et en un