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soumise à la mode. Les savants lui parlent assez souvent de théories démodées. Ce serait un scandale, si nous n’étions pas trop abrutis pour être sensibles à aucun scandale. Comment peut-on porter un respect religieux à une chose soumise à la mode ? Les nègres fétichistes nous sont bien supérieurs ; ils sont infiniment moins idolâtres que nous. Ils portent un respect religieux à un morceau de bois sculpté qui est beau, et auquel la beauté confère un caractère d’éternité.

Nous souffrons réellement de la maladie d’idolâtrie ; elle est si profonde qu’elle ôte aux chrétiens la faculté du témoignage pour la vérité. Aucun dialogue de sourds ne peut approcher en force comique le débat de l’esprit moderne et de l’Église. Les incroyants choisissent pour en faire des arguments contre la foi chrétienne, au nom de l’esprit scientifique, des vérités qui constituent indirectement ou même directement des preuves manifestes de la foi. Les chrétiens ne s’en aperçoivent jamais, et ils s’efforcent faiblement, avec une mauvaise conscience, avec un manque affligeant de probité intellectuelle, de nier ces vérités. Leur aveuglement est le châtiment du crime d’idolâtrie.

Non moins comique est l’embarras des adorateurs de l’idole quand ils souhaitent exprimer leur enthousiasme. Ils cherchent quoi louer, et ne trouvent pas. Il est facile de louer les applications ; seulement les applications, c’est la technique, ce n’est pas la science. Que louer dans la science elle-même ? Et plus précisément, étant donné que la science réside dans des hommes, que louer dans les savants ? Ce n’est pas facile à discerner. Quand on veut proposer un savant à l’admiration du public, on choisit toujours Pasteur, du moins en France. Il sert de couverture à l’idolâtrie de la science comme Jeanne d’Arc à l’idolâtrie nationaliste.

On le choisit parce qu’il a fait beaucoup pour soulager les maux physiques des hommes. Mais si l’intention d’y réussir n’a pas été le mobile dominant de ses efforts, il faut regarder le fait qu’il y a réussi comme une simple coïncidence. Si ce fut là le mobile dominant, l’admiration qu’on lui doit n’a pas de relation avec la grandeur de la science ; il s’agit d’une vertu pratique ; Pasteur serait à ranger en ce cas dans la même catégorie qu’une infirmière dévouée jusqu’à l’héroïsme, et ne différerait d’elle que par l’étendue des résultats.