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la patrie, et quelques mois plus tard, avant d’être réellement mordus par la faim, faire des prodiges d’endurance, braver la fatigue et le froid pendant des heures, pour se procurer un œuf, celui-là ne peut pas ignorer l’incroyable énergie des mobiles mesquins.

Le premier mobile social des savants, c’est purement et simplement le devoir professionnel. Les savants sont des gens qu’on paie pour fabriquer de la science ; on attend d’eux qu’ils en fabriquent ; ils se sentent obligés d’en fabriquer. Mais c’est insuffisant comme excitant. L’avancement, les chaires, les récompenses de toute espèce, honneurs et argent, les réceptions à l’étranger, l’estime ou l’admiration des collègues, la réputation, la célébrité, les titres, tout cela compte pour beaucoup.

Les mœurs des savants en sont la meilleure preuve. Aux xvie et xviie siècles, les savants se lançaient des défis. Quand ils publiaient leurs découvertes, ils omettaient exprès des chaînons dans l’enchaînement des preuves, ou bien ils en bouleversaient l’ordre, pour empêcher leurs collègues de comprendre tout à fait ; ils se garantissaient ainsi du danger qu’un rival pût prétendre avoir fait la même découverte avant eux. Descartes lui-même avoue avoir fait cela dans sa Géométrie. Cela prouve qu’il n’était pas un philosophe au sens qu’avait le mot pour Pythagore et Platon, un amant de la Sagesse divine ; depuis la disparition de la Grèce il n’y a pas eu de philosophe.

Aujourd’hui, dès qu’un savant a trouvé quelque chose, avant même d’en avoir mûri et éprouvé la valeur, il se précipite pour envoyer ce qu’on appelle une « note au compte rendu » afin de s’assurer la priorité. Un cas comme celui de Gauss est peut-être unique dans notre science ; il oubliait dans des fonds de tiroirs des manuscrits enfermant les découvertes les plus merveilleuses, puis, quand quelqu’un mettait au jour quelque chose de sensationnel, il faisait remarquer négligemment : « Tout cela est exact, je l’avais trouvé il y a quinze ans ; mais on peut aller beaucoup plus loin dans ce sens et poser encore tel, tel et tel théorème. » Mais aussi c’était un génie de tout premier ordre. Peut-être y en a-t-il eu quelques-uns comme cela, une minuscule poignée, au cours des trois ou quatre derniers siècles ; ce qu’a signifié la science pour eux est resté leur secret. Les stimulants