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prestige même que les applications donnent à la science. Comme les hommes politiques qui sont enivrés de faire de l’histoire, les savants sont enivrés de se sentir dans une grande chose. Grande au sens de la fausse grandeur ; une grandeur indépendante de toute considération du bien.

En même temps certains d’entre eux, ceux dont les recherches sont surtout théoriques, tout en goûtant cette ivresse, sont fiers de se dire indifférents aux applications techniques. Ils jouissent ainsi de deux avantages en réalité incompatibles, mais compatibles dans l’illusion ; ce qui est toujours une situation extrêmement agréable. Ils sont au nombre de ceux qui font le destin des hommes, et dès lors leur indifférence à ce destin réduit l’humanité aux proportions d’une race de fourmis ; c’est une situation de dieux. Ils ne se rendent pas compte que dans la conception actuelle de la science, si l’on retranche les applications techniques, il ne reste plus rien qui soit susceptible d’être regardé comme un bien. L’habileté à un jeu analogue aux échecs est une chose de valeur nulle. Sans la technique, personne aujourd’hui dans le public ne s’intéresserait à la science ; et si le public ne s’intéressait pas à la science, ceux qui suivent une carrière scientifique en auraient choisi une autre. Ils n’ont pas droit à l’attitude de détachement qu’ils assument. Mais quoiqu’elle ne soit pas légitime, elle est un stimulant.

Pour d’autres, la pensée des applications au contraire sert de stimulant. Mais ils ne sont sensibles qu’à l’importance, non au bien et au mal. Un savant qui se sent sur le point de faire une découverte susceptible de bouleverser la vie humaine tend toutes ses forces pour y parvenir. Il n’arrive guère ou jamais, semble-t-il, qu’il s’arrête pour supputer les effets probables du bouleversement en bien et en mal, et renonce à ses recherches si le mal paraît plus probable. Un tel héroïsme semble même impossible ; il devrait pourtant aller de soi. Mais là comme ailleurs la fausse grandeur domine, celle qui se définit par la quantité et non par le bien.

Enfin les savants sont perpétuellement piqués par des mobiles sociaux qui sont presque inavouables tant ils sont mesquins, et ne jouent pas un grand rôle apparent, mais qui sont extrêmement forts. Qui a vu les Français, en juin 1940, abandonner si facilement