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Pour que cet amour fût le mobile du savant dans son effort épuisant de recherche, il faudrait qu’il eût quelque chose à aimer. Il faudrait que la conception qu’il se fait de l’objet de son étude enfermât un bien. Or le contraire a lieu. Depuis la Renaissance — plus exactement, depuis la deuxième moitié de la Renaissance — la conception même de la science est celle d’une étude dont l’objet est placé hors du bien et du mal, surtout hors du bien, considéré sans aucune relation ni au bien ni au mal, plus particulièrement sans aucune relation au bien. La science n’étudie que les faits comme tels, et les mathématiciens eux-mêmes regardent les relations mathématiques comme des faits de l’esprit. Les faits, la force, la matière, isolés, considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d’autre, il n’y a rien là qu’une pensée humaine puisse aimer.

Dès lors l’acquisition de connaissances nouvelles n’est pas un stimulant suffisant à l’effort des savants. Il en faut d’autres.

Ils ont d’abord le stimulant contenu dans la chasse, dans le sport, dans le jeu. On entend souvent des mathématiciens comparer leur spécialité au jeu d’échecs. Quelques-uns la comparent aux activités où il faut du flair, de l’intuition psychologique, parce qu’ils disent qu’il faut deviner d’avance quelles conceptions mathématiques seront, si on s’y attache, stériles ou fécondes. C’est encore du jeu, et presque du jeu de hasard. Très peu de savants pénètrent assez profondément dans la science pour avoir le cœur pris par de la beauté. Il y a un mathématicien qui compare volontiers la mathématique à une sculpture dans une pierre particulièrement dure. Des gens qui se donnent au public comme des prêtres de la vérité dégradent singulièrement le rôle qu’ils assument en se comparant à des joueurs d’échecs ; la comparaison avec un sculpteur est plus honorable. Mais si l’on a la vocation d’être sculpteur, il vaut mieux être sculpteur que mathématicien. En l’examinant de près, cette comparaison, dans la conception actuelle de la science, n’a pas de sens. Elle est un pressentiment très confus d’une autre conception.

La technique est pour une si grande part dans le prestige de la science qu’on inclinerait à supposer que la pensée des applications est un stimulant puissant pour les savants. En fait, ce qui est un stimulant, ce n’est pas la pensée des applications, c’est le