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Quoi qu’il en soit, dans le domaine public, la science grecque ne ressuscita qu’au début du xvie siècle (sauf erreur de date), en Italie et en France. Elle prit très vite un essor prodigieux et envahit la vie entière de l’Europe. Aujourd’hui, la presque totalité de nos pensées, de nos coutumes, de nos réactions, de notre comportement à tous porte une marque imprimée soit par son esprit soit par ses applications.

Cela est vrai plus particulièrement des intellectuels, même s’ils ne sont pas ce qu’on nomme des « scientifiques », et bien plus vrai encore des ouvriers, qui passent toute leur vie dans un univers artificiel constitué par les applications de la science.

Mais, comme dans certains contes, cette science réveillée après presque deux millénaires de léthargie n’était plus la même. On l’avait changée. C’en était une autre, absolument incompatible avec tout esprit religieux.

C’est pour cela qu’aujourd’hui la religion est une chose du dimanche matin. Le reste de la semaine est dominé par l’esprit de la science.

Les incroyants, qui y soumettent toute leur semaine, ont un sentiment triomphant d’unité intérieure. Mais ils ont tort, car leur morale n’est pas moins en contradiction avec la science que la religion des autres. Hitler l’a clairement vu. Il le fait voir d’ailleurs à beaucoup de gens, partout où est sensible la présence ou la menace des S. S., et même plus loin. Aujourd’hui il n’y a guère que l’adhésion sans réserves à un système totalitaire brun, rouge ou autre, qui puisse donner, pour ainsi dire, une illusion solide d’unité intérieure. C’est pourquoi elle constitue une tentation si forte pour tant d’âmes en désarroi.

Chez les chrétiens, l’incompatibilité absolue entre l’esprit de la religion et l’esprit de la science, qui ont l’un et l’autre leur adhésion, loge dans l’âme en permanence un malaise sourd et inavoué. Il peut être presque insensible ; il est selon les cas plus ou moins sensible ; il est, bien entendu, à peu près toujours inavoué. Il empêche la cohésion intérieure. Il s’oppose à ce que la lumière chrétienne imprègne toutes les pensées. Par un effet indirect de sa présence continuelle, les chrétiens les plus fervents portent à chaque heure de leur vie des jugements, des opinions, où se trouvent appliqués à leur insu des critères contraires à