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chose actuelle et vivante. Ceux qui l’ont fait n’ont pas eu de peine à reconnaître la vérité.

La génération de mathématiciens qui approche aujourd’hui de la quarantaine a reconnu qu’après un long fléchissement de l’esprit scientifique dans le développement de la mathématique, le retour à la rigueur indispensable à des savants est en train de s’opérer par l’usage de méthodes presque identiques aux méthodes des géomètres grecs.

Quant aux applications techniques, si la science grecque n’en a pas beaucoup produit, ce n’est pas qu’elle n’en fût pas susceptible, c’est que les savants grecs ne le voulaient pas. Ces gens, visiblement très arriérés relativement à nous, comme il convient à des hommes d’il y a vingt-cinq siècles, redoutaient l’effet d’inventions techniques susceptibles d’être mises en usage par les tyrans et les conquérants. Ainsi, au lieu de livrer au public le plus grand nombre possible de découvertes techniques et de les vendre au plus offrant, ils conservaient rigoureusement secrètes celles qu’il leur arrivait de faire pour s’amuser ; et vraisemblablement ils restaient pauvres. Mais Archimède mit une fois en œuvre son savoir technique pour défendre sa patrie. Il le mit en œuvre lui-même, sans révéler aucun secret à personne. Le récit des merveilles qu’il sut accomplir est encore aujourd’hui en grande partie incompréhensible pour nous. Il réussit si bien que les Romains n’entrèrent dans Syracuse qu’au prix d’une demi-trahison.

Or cette science, aussi scientifique que la nôtre ou davantage, n’était absolument pas matérialiste. Bien plus, ce n’était pas une étude profane. Les Grecs la regardaient comme une étude religieuse.

Les Romains tuèrent Archimède. Peu après ils tuèrent la Grèce, comme les Allemands, sans l’Angleterre, auraient tué la France. La science grecque disparut complètement. Dans la civilisation romaine il n’en subsista rien. Si le souvenir en fut transmis au Moyen Âge, ce fut avec la pensée dite gnostique, dans des milieux initiatiques. Même en ce cas, il semble bien qu’il y ait eu seulement conservation et non continuation créatrice ; excepté peut-être en ce qui concerne l’alchimie, dont on sait si peu de choses.