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conscience qu’il a de sa supériorité d’homme blanc, conscience fondée sur la science. Il est pourtant personnellement étranger à la science autant que le Polynésien, car quiconque n’est pas spécialiste y est tout à fait étranger. La Genèse y est bien plus étrangère encore. Un instituteur de village qui se moque du curé, et dont l’attitude détourne les enfants d’aller à la messe, puise sa force persuasive dans la conscience qu’il a de sa supériorité d’homme moderne sur un dogme moyenâgeux, conscience fondée sur la science. Pourtant, relativement à ses possibilités de contrôle, la théorie d’Einstein est pour le moins aussi peu fondée et aussi contraire au bon sens que la tradition chrétienne concernant la conception et la naissance du Christ.

On doute de tout en France, on ne respecte rien ; il y a des gens qui méprisent la religion, la patrie, l’État, les tribunaux, la propriété, l’art, enfin toutes choses ; mais leur mépris s’arrête devant la science. Le scientisme le plus grossier n’a pas d’adeptes plus fervents que les anarchistes. Le Dantec est leur grand homme. Les « bandits tragiques » de Bonnot y puisaient leur inspiration, et celui d’entre eux qui était plus que les autres un héros aux yeux de ses camarades était surnommé « Raymond la Science ». À l’autre pôle, on rencontre des prêtres ou des religieux pris par la vie religieuse au point de mépriser toutes les valeurs profanes, mais leur mépris s’arrête devant la science. Dans toutes les polémiques où la religion et la science semblent être en conflit, il y a du côté de l’Église une infériorité intellectuelle presque comique, car elle est due, non à la force des arguments adverses, généralement très médiocres, mais uniquement à un complexe d’infériorité.

Par rapport au prestige de la science il n’y a pas aujourd’hui d’incroyants. Cela confère aux savants, et aussi aux philosophes et écrivains en tant qu’ils écrivent sur la science, une responsabilité égale à celle qu’avaient les prêtres du xiiie siècle. Les uns et les autres sont des êtres humains que la société nourrit pour qu’ils aient le loisir de chercher, de trouver et de communiquer ce que c’est que la vérité. Au xxe siècle comme au xiiie, le pain dépensé à cet effet est probablement, par malheur, du pain gaspillé, ou peut-être pire.

L’Église du xiiie siècle avait le Christ ; mais elle avait l’Inqui-