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gouttes de pureté brillent de loin en loin. S’il en est ainsi, c’est d’abord qu’il y a peu de pureté parmi les hommes ; puis que la plus grande partie de ce peu est et demeure cachée. Il faut en chercher si l’on peut des témoignages indirects. Les églises romanes, le chant grégorien n’ont pu surgir que parmi des populations où il y avait beaucoup plus de pureté qu’il n’y en a eu aux siècles suivants.

Pour aimer la France, il faut sentir qu’elle a un passé, mais il ne faut pas aimer l’enveloppe historique de ce passé. Il faut en aimer la partie muette, anonyme, disparue.

Il est absolument faux qu’un mécanisme providentiel transmette à la mémoire de la postérité ce qu’une époque possède de meilleur. Par la nature des choses, c’est la fausse grandeur qui est transmise. Il y a bien un mécanisme providentiel, mais il opère seulement de manière à mêler un peu de grandeur authentique à beaucoup de fausse grandeur ; à nous de les discerner. Sans lui nous serions perdus.

La transmission de la fausse grandeur à travers les siècles n’est pas particulière à l’histoire. C’est une loi générale. Elle gouverne aussi par exemple les lettres et les arts. Il y a une certaine domination du talent littéraire sur les siècles qui répond à la domination du talent politique dans l’espace ; ce sont des dominations de même nature, également temporelles, appartenant également au domaine de la matière et de la force, également basses. Aussi peuvent-elles être un objet de marché et d’échange.

L’Arioste n’a pas rougi de dire à son maître le duc d’Este, au cours de son poème, quelque chose qui revient à ceci : Je suis en votre pouvoir pendant ma vie, et il dépend de vous que je sois riche ou pauvre. Mais votre nom est en mon pouvoir dans l’avenir, et il dépend de moi que dans trois cents ans on dise de vous du bien, du mal, ou rien. Nous avons intérêt à nous entendre. Donnez-moi la faveur et la richesse et je ferai votre éloge.

Virgile avait bien trop le sens des convenances pour exposer publiquement un marché de cette nature. Mais en fait, c’est exactement le marché qui a eu lieu entre Auguste et lui. Ses vers sont souvent délicieux à lire, mais malgré cela, pour lui et ses pareils, il faudrait trouver un autre nom que celui de poète. La poésie ne se vend pas. Dieu serait injuste si l’Énéide, ayant été