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ou l’un de ces esclaves, plutôt que l’un des Scipions, ou César, ou Cicéron, ou Auguste, ou Virgile, ou même l’un des Gracques.

Voilà un exemple de ce qu’il est légitime d’admirer. Il y a dans l’histoire peu de choses parfaitement pures. La plupart concernent des êtres dont le nom a disparu, comme ce Romain, comme les habitants de Béziers au début du xiiie siècle. Si l’on cherche des noms qui évoquent de la pureté, on en trouverait peu. Dans l’histoire grecque, on ne pourrait peut-être nommer qu’Aristide, Dion, l’ami de Platon, et Agis, le petit roi socialiste de Sparte, tué à vingt ans. Dans l’histoire de France, trouverait-on un autre nom que Jeanne d’Arc ? Ce n’est pas sûr.

Mais peu importe. Qui oblige à admirer beaucoup de choses ? L’essentiel est de n’admirer que ce qu’on peut admirer de toute son âme. Qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s’il n’a l’âme basse ?

Il y a des gens qui proposent de supprimer l’enseignement de l’histoire. Il est vrai qu’il faudrait supprimer la coutume absurde d’apprendre des leçons d’histoire, hors un squelette aussi réduit que possible de dates et de points de repère, et appliquer à l’histoire la même espèce d’attention qu’à la littérature. Mais quant à supprimer l’étude de l’histoire, ce serait désastreux. Il n’y a pas de patrie sans histoire. On voit trop bien aux États-Unis ce que c’est qu’un peuple privé de la dimension du temps.

D’autres proposent d’enseigner l’histoire en mettant les guerres au dernier plan. Ce serait mentir. Nous ne sentons que trop aujourd’hui, il est également évident pour le passé, que rien n’est plus important pour les peuples que la guerre. Il faut parler de la guerre autant ou plus qu’on ne fait ; mais il faut en parler autrement.

Il n’y a pas d’autre procédé pour la connaissance du cœur humain que l’étude de l’histoire jointe à l’expérience de la vie, de telle manière qu’elles s’éclairent mutuellement. On a l’obligation de fournir cette nourriture aux esprits des adolescents et des hommes. Mais il faut que ce soit une nourriture de vérité. Il faut non seulement que les faits soient exacts autant qu’on peut les contrôler, mais qu’ils soient montrés dans leur perspective vraie relativement au bien et au mal.

L’histoire est un tissu de bassesses et de cruautés où quelques