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de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contemporains.

Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu.

C’est une chimère, due à l’aveuglement des haines nationales, que de croire qu’on puisse exclure Hitler de la grandeur sans une transformation totale, parmi les hommes d’aujourd’hui, de la conception et du sens de la grandeur. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accomplie en soi-même. Chacun peut en cet instant même commencer le châtiment d’Hitler dans l’intérieur de sa propre âme, en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. C’est loin d’être facile, car une pression sociale aussi lourde et enveloppante que celle de l’atmosphère s’y oppose. Il faut, pour y parvenir, s’exclure spirituellement de la société. C’est pourquoi Platon disait que la capacité de discerner le bien n’existe que chez les âmes prédestinées qui ont reçu une éducation directe de la part de Dieu.

Cela n’a pas de sens de chercher jusqu’où vont les ressemblances et les différences entre Hitler et Napoléon. Le seul problème qui ait un intérêt est de savoir si l’on peut légitimement exclure l’un de la grandeur sans en exclure l’autre ; si leurs titres à l’admiration sont analogues ou essentiellement différents. Et si, après avoir posé la question clairement et l’avoir regardée longuement en face, on se laisse glisser dans le mensonge, on est perdu.

Marc-Aurèle disait à peu près, à propos d’Alexandre et de César : s’ils n’ont pas été justes, rien ne me force à les imiter. De même, rien ne nous force à les admirer.

Rien ne nous y force, excepté l’influence souveraine de la force.

Peut-on admirer sans aimer ? Et si l’admiration est un amour, comment ose-t-on aimer autre chose que le bien ?

Il serait simple de faire avec soi-même le pacte de n’admirer dans l’histoire que les actions et les vies au travers desquelles rayonne l’esprit de vérité, de justice et d’amour ; et, loin au-dessous, celles à l’intérieur desquelles on peut discerner à l’œuvre un pressentiment réel de cet esprit.