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Néanmoins si l’on disait publiquement que la Gaule d’avant la conquête était beaucoup plus civilisée que Rome, cela sonnerait comme une absurdité.

C’est là simplement un exemple caractéristique. Bien qu’à la Gaule ait succédé sur le même sol une nation qui est la nôtre, bien que le patriotisme ait chez nous comme ailleurs une forte tendance à s’étendre dans le passé, bien que le peu de documents conservés constitue un témoignage irrécusable, la défaite des armes gauloises est un obstacle insurmontable à ce que nous reconnaissions la haute qualité spirituelle de cette civilisation détruite.

Encore y a-t-il eu en sa faveur des tentatives comme celle de Camille Jullian. Mais le territoire de Troie n’ayant plus jamais été le siège d’une nation, qui a pris la peine de discerner la vérité qui éclate de la manière la plus évidente dans l’Iliade, dans Hérodote, dans l’Agamemnon d’Eschyle ; à savoir que Troie était d’un niveau de civilisation, de culture, de spiritualité bien plus haut que ceux qui l’ont attaquée injustement et détruite ; et que sa disparition a été un désastre dans l’histoire de l’humanité ?

Avant juin 1940, on pouvait lire dans la presse française, à titre d’encouragement patriotique, des articles comparant le conflit franco-allemand à la guerre de Troie ; on y expliquait que cette guerre était déjà une lutte de la civilisation contre la barbarie, les barbares étant les Troyens. Or il n’y a pas à cette erreur une ombre de motif sinon la défaite de Troie.

Si l’on ne peut s’empêcher de tomber dans cette erreur au sujet des Grecs, qui ont été hantés par le remords du crime commis et ont témoigné eux-mêmes en faveur de leurs victimes, combien davantage au sujet des autres nations, dont la pratique invariable est de calomnier ceux qu’elles ont tués ?

L’histoire est fondée sur les documents. Un historien s’interdit par profession les hypothèses qui ne reposent sur rien. En apparence c’est très raisonnable ; mais en réalité il s’en faut de beaucoup. Car, comme il y a des trous dans les documents, l’équilibre de la pensée exige que des hypothèses sans fondement soient présentes à l’esprit, à condition que ce soit à ce titre et qu’autour de chaque point il y en ait plusieurs.

À plus forte raison faut-il dans les documents lire entre les lignes, se transporter tout entier, avec un oubli total de soi, dans