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être acheté à un prix moindre que le passage à travers une sorte de mort.

Il n’y a pas ici-bas d’autre force que la force, et c’est elle qui communique de la force aux sentiments, y compris la compassion. On pourrait en citer cent exemples. Pourquoi les pacifistes d’après 1918 se sont-ils tellement plus attendris sur l’Allemagne que sur l’Autriche ? Pourquoi la nécessité des congés payés a-t-elle paru à tant de gens un axiome d’une évidence géométrique en 1936 et non en 1935 ? Pourquoi y a-t-il tellement plus de gens pour s’intéresser aux ouvriers d’usine qu’aux ouvriers agricoles ? Et ainsi de suite.

De même dans l’histoire. On admire la résistance héroïque des vaincus quand la suite des temps apporte une certaine revanche ; non autrement. On n’a pas de compassion pour les choses totalement détruites. Qui en accorde à Jéricho, à Gaza, Tyr, Sidon, à Carthage, à Numance, à la Sicile grecque, au Pérou précolombien ?

Mais, objectera-t-on, comment pleurer la disparition de choses dont on ne sait pour ainsi dire rien ? On ne sait rien d’elles parce qu’elles ont disparu. Ceux qui les ont détruites n’ont pas cru devoir se faire les conservateurs de leur culture.

D’une manière générale, les erreurs les plus graves, celles qui faussent toute la pensée, qui perdent l’âme, qui la mettent hors du vrai et du bien, sont indiscernables. Car elles ont pour cause le fait que certaines choses échappent à l’attention. Si elles échappent à l’attention, comment y ferait-on attention, quelqu’effort que l’on fasse ? C’est pourquoi, par essence, la vérité est un bien surnaturel.

Il en est ainsi pour l’histoire. Les vaincus y échappent à l’attention. Elle est le siège d’un processus darwinien plus impitoyable encore que celui qui gouverne la vie animale et végétale. Les vaincus disparaissent. Ils sont néant.

Les Romains ont, dit-on, civilisé la Gaule. Elle n’avait pas d’art avant l’art gallo-romain ; pas de pensée avant que les Gaulois n’eussent le privilège de lire les écrits philosophiques de Cicéron ; et ainsi de suite.

Nous ne savons pour ainsi dire rien sur la Gaule, mais les indi-