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Mais l’amitié, l’admiration, la sympathie, ou tout autre sentiment bienveillant les disposerait naturellement à un certain degré d’attention. Un homme qui a quelque chose de nouveau à dire — car pour les lieux communs nulle attention n’est nécessaire — ne peut être d’abord écouté que de ceux qui l’aiment.

Ainsi la circulation des vérités parmi les hommes dépend entièrement de l’état des sentiments ; et il en est ainsi pour toutes les espèces de vérités.

Chez des exilés qui n’oublient pas leur pays — et ceux qui l’oublient sont perdus — le cœur est si irrésistiblement tourné vers la patrie malheureuse qu’il y a peu de ressources affectives pour l’amitié à l’égard du pays qu’on habite. Cette amitié ne peut pas vraiment germer et pousser dans leur cœur s’ils ne se font pas une sorte de violence. Mais cette violence est une obligation.

Les Français qui sont à Londres n’ont pas de plus impérieuse obligation envers le peuple français, qui vit les yeux tournés vers eux, que de faire en sorte qu’il y ait entre eux-mêmes et l’élite des Anglais une amitié réelle, vivante, chaleureuse, intime, efficace.

En dehors de l’utilité stratégique, d’autres considérations encore doivent avoir part au choix des actions. Elles ont bien plus d’importance encore, mais viennent en second lieu, parce que l’utilité stratégique est une condition pour que l’action soit réelle ; là où elle est absente, il y a agitation, non action, et la vertu indirecte de l’action, qui en fait le prix principal, est absente du même coup.

Cette vertu indirecte, encore une fois, est double.

L’action confère la plénitude de la réalité aux mobiles qui la produisent. L’expression de ces mobiles, entendue du dehors, ne leur confère encore qu’une demi-réalité. L’action a une tout autre vertu.

Beaucoup de sentiments peuvent coexister dans le cœur. Le choix de ceux qu’il faut, après les avoir discernés dans le cœur des Français, porter au degré d’existence que confère l’expression officielle, ce choix est déjà limité par des nécessités matérielles. Si par exemple on parle chaque soir un quart d’heure aux Français, si l’on est obligé de se répéter souvent parce que le