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pendant presque trois quarts de siècle. Dès lors l’amitié entre la jeunesse des Écoles et le peuple, amitié dans laquelle toute la pensée française du xixe siècle avait puisé une sorte de nourriture, devenait un simple souvenir. D’un autre côté, l’humiliation de la défaite orientait la pensée de la jeunesse bourgeoise, par réaction, vers la conception la plus médiocre de la grandeur nationale. Obsédée par la conquête qu’elle avait subie et qui l’avait diminuée, la France ne se sentait plus capable d’une vocation plus haute que celle de conquérir.

Ainsi la France devint une nation comme les autres, ne songeant plus qu’à se tailler dans le monde sa part de chair jaune et noire, et à se procurer en Europe l’hégémonie.

Après une vie de si intense exaltation, la chute à un niveau si bas ne pouvait s’opérer sans un profond malaise. Le point extrême de ce malaise a été juin 1940.

Il faut bien le dire, parce que c’est vrai, après le désastre la première réaction de la France a été de vomir son propre passé, son passé proche. Ce ne fut pas un effet de la propagande de Vichy. Au contraire, ce fut la cause qui procura d’abord à la Révolution Nationale une apparence de succès. Et ce fut une réaction légitime et saine. L’unique aspect du désastre qui pût être regardé comme un bien, c’était la possibilité de vomir un passé dont il avait été l’aboutissement. Un passé où la France n’avait pas fait autre chose que de réclamer les privilèges d’une mission qu’elle avait reniée parce qu’elle n’y croyait plus.

À l’étranger, l’écroulement de la France n’a causé d’émotion que là où l’esprit de 1789 avait apporté quelque chose.

L’anéantissement momentané de la France en tant que nation peut lui permettre de redevenir parmi les nations ce qu’elle a été et ce qu’on attendait depuis longtemps qu’elle redevînt, une inspiration. Et pour que la France retrouve une grandeur dans le monde — grandeur indispensable à la santé même de sa vie intérieure — il faut qu’elle devienne une inspiration avant d’être redevenue, par la défaite des ennemis, une nation. Après, ce serait probablement impossible pour plusieurs raisons.

Là aussi, le mouvement français de Londres est dans la meilleure situation qu’on puisse rêver, s’il sait l’utiliser. Il est exactement aussi officiel qu’il est nécessaire de l’être pour parler au nom