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l’idolâtrie. L’idolâtrie peut prendre la forme communiste. C’est ce qui se produirait probablement. Elle peut aussi prendre la forme nationale. Elle aurait alors vraisemblablement pour objet le couple, si caractéristique de notre époque, constitué par un homme acclamé comme chef et la machine d’acier de l’État. Or d’une part la publicité peut fabriquer des chefs ; d’autre part, si les circonstances amènent un homme de valeur véritable à une telle fonction, il devient rapidement prisonnier de son rôle d’idole. Autrement dit, en langage moderne, l’absence d’une inspiration pure ne laisserait au peuple français d’autres possibilités que le désordre, le communisme ou le fascisme.

Il y a des gens, par exemple en Amérique, qui se demandent si les Français de Londres n’inclineraient pas au fascisme. C’est très mal poser la question. Les intentions par elles-mêmes n’ont que très peu d’importance, excepté quand elles vont tout droit vers le mal, car pour le mal il y a toujours des ressources à portée de la main. Mais les bonnes intentions ne comptent que jointes aux ressources correspondantes. Saint Pierre n’avait nullement l’intention de renier le Christ ; mais il l’a fait parce qu’il ne possédait pas en lui-même la grâce qui lui aurait permis de s’en abstenir. Et même l’énergie, le ton catégorique dont il avait usé pour affirmer l’intention contraire avaient contribué à le priver de cette grâce. C’est un exemple qui vaut qu’on y pense dans toutes les épreuves que propose la vie.

Le problème est de savoir si les Français de Londres possèdent les moyens nécessaires pour empêcher le peuple de France de glisser dans le fascisme, et le retenir en même temps de tomber, soit dans le communisme, soit dans le désordre. Fascisme, communisme et désordre n’étant que les expressions à peine distinctes, équivalentes, d’un mal unique, il s’agit de savoir s’ils possèdent un remède à ce mal.

S’ils ne le possèdent pas, leur raison d’être, qui est le maintien de la France dans la guerre, se trouve entièrement épuisée par la victoire, qui doit en ce cas les replonger dans la foule de leurs compatriotes. S’ils le possèdent, ils doivent avoir déjà commencé à l’appliquer, dans une large quantité, et efficacement, dès avant la victoire. Car un tel traitement ne peut pas être commencé au milieu des désordres nerveux qui accompagneront, en chaque