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époque où il y avait du pain. C’est une poésie fugitive. D’ailleurs en même temps le dégoût ressenti plusieurs années et qui a atteint son degré extrême en 1940 persiste. (La IIIe République a d’ailleurs été condamnée dans un texte émanant officiellement de Londres ; dès lors elle peut difficilement être prise comme un fondement de légitimité.)

Il est néanmoins certain que dans la mesure où les choses de Vichy disparaîtront, dans la mesure où des institutions révolutionnaires, peut-être communistes, ne surgiront pas, il y aura un retour des structures de la IIIe République. Mais cela simplement parce qu’il y aura un vide et qu’il faudra quelque chose. C’est là de la nécessité, non de la légitimité. Il y correspond dans le peuple, non pas de la fidélité, mais une morne résignation. La date de 1789 éveille, elle, un écho bien autrement profond ; mais il n’y correspond qu’une inspiration, non des institutions.

Étant donné qu’en fait il y a eu rupture de continuité dans notre histoire récente, la légitimité ne peut plus avoir un caractère historique ; elle doit procéder de la source éternelle de toute légitimité. Il faut que les hommes qui se proposeront au pays pour le gouverner reconnaissent publiquement certaines obligations répondant aux aspirations essentielles du peuple, éternellement inscrites au fond des âmes ; il faut que le peuple ait confiance dans leur parole et dans leur capacité et reçoive le moyen de le témoigner ; et il faut que le peuple sente qu’en les acceptant il s’engage à leur obéir.

L’obéissance du peuple envers les pouvoirs publics, étant un besoin de la patrie, est de ce fait une obligation sacrée, et qui confère aux pouvoirs publics eux-mêmes, parce qu’ils en sont l’objet, le même caractère sacré. Ce n’est pas là l’idolâtrie envers l’État liée au patriotisme à la romaine. C’en est l’opposé. L’État est sacré, non pas à la manière d’une idole, mais comme les objets du culte, ou les pierres de l’autel, ou l’eau du baptême, ou toute autre chose semblable. Tout le monde sait que c’est seulement de la matière. Mais des morceaux de matière sont regardés comme sacrés parce qu’ils servent à un objet sacré. C’est l’espèce de majesté qui convient à l’État.

Si on ne sait pas insuffler au peuple de France une semblable inspiration, il aura le choix seulement entre le désordre et