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Théophile exprimait dans le beau vers : « La sainte majesté des lois ».

Le moment où Théophile écrivait ce vers est peut-être le dernier moment où ce sentiment ait été profondément ressenti en France. Ensuite est venu Richelieu, puis la Fronde, puis Louis XIV, puis le reste. Montesquieu a vainement essayé de le faire de nouveau pénétrer dans le public au moyen d’un livre. Les hommes de 1789 s’en réclamaient, mais ils ne l’avaient pas au fond du cœur, sans quoi le pays n’aurait pas glissé si facilement dans la guerre à la fois civile et étrangère.

Depuis, notre langage même est devenu impropre à l’exprimer. C’est là pourtant le sentiment qu’on essaie d’évoquer, ou sa réplique plus pâle, quand on parle de légitimité. Mais nommer un sentiment n’est pas un procédé suffisant pour le susciter. C’est là une vérité fondamentale et que nous oublions trop.

Pourquoi se mentir à soi-même ? En 1939, avant la guerre, sous le régime des décrets-lois, il n’y avait déjà plus de légitimité républicaine. Elle était partie comme la jeunesse de Villon « qui son partement m’a celé », sans bruit, sans prévenir qu’elle partait, et sans que personne ait fait un geste, dit un mot pour la retenir. Quant au sentiment de légitimité, il était tout à fait mort. Qu’il reparaisse maintenant dans les pensées des exilés, qu’il occupe une certaine place, à côté d’autres sentiments en fait incompatibles avec lui, dans les rêves de guérison d’un peuple malade, cela ne signifie rien ou peu de chose. S’il était nul en 1939, comment serait-il efficace, immédiatement après des années de désobéissance systématique ?

D’autre part, la Constitution de 1875 ne peut plus être un fondement de légitimité après avoir sombré en 1940 dans l’indifférence ou même le mépris général, après avoir été abandonnée par le peuple de France. Car le peuple de France l’a abandonnée. Ni les groupes de résistance, ni les Français de Londres n’y peuvent rien. Si une ombre de regret a été exprimée, ce ne fut pas par une portion du peuple, mais par des parlementaires, chez qui la profession maintenait vivant un intérêt pour les institutions républicaines mort partout ailleurs. Encore une fois, peu importe que longtemps après il ait quelque peu reparu. Actuellement la faim communique à la IIIe République toute la poésie d’une