Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/159

Cette page a été validée par deux contributeurs.

horreur d’une certaine forme du mal, la détermination terrible de faire la guerre, avec toutes les atrocités qu’elle implique, pouvons-nous être excusés si nous faisons une guerre moins impitoyable à cette même forme du mal dans notre propre âme ? Si la grandeur de l’espèce cornélienne nous séduit par le prestige de l’héroïsme, l’Allemagne peut bien nous séduire aussi, car les soldats allemands sont certainement des « héros ». Dans la confusion actuelle des pensées et des sentiments autour de l’idée de patrie, avons-nous aucune garantie que le sacrifice d’un soldat français en Afrique est plus pur par l’inspiration que celui d’un soldat allemand en Russie ? Actuellement nous n’en avons pas. Si nous ne sentons pas quelle terrible responsabilité il en résulte, nous ne pouvons pas être innocents au milieu de ce déchaînement de crime à travers le monde.

S’il y a un point sur lequel il faille tout mépriser et tout braver par amour de la vérité, c’est celui-là. Nous sommes tous rassemblés au nom de la patrie. Que sommes-nous, quel mépris ne mériterons-nous pas, si dans la pensée de la patrie se trouve mêlée la moindre trace de mensonge ?

Mais si les sentiments du genre cornélien n’animent pas notre patriotisme, on peut demander quel mobile les remplacera.

Il y en a un, non moins énergique, absolument pur, et répondant complètement aux circonstances actuelles. C’est la compassion pour la patrie. Il y a un répondant glorieux. Jeanne d’Arc disait qu’elle avait pitié du royaume de France.

Mais on peut alléguer une autorité infiniment plus haute. Dans l’Évangile, on ne peut pas trouver de marque que le Christ ait éprouvé à l’égard de Jérusalem et de la Judée rien qui ressemble à de l’amour, sinon seulement l’amour enfermé dans la compassion. Il n’a jamais témoigné à son pays aucun attachement d’une autre espèce. Mais la compassion, il l’a exprimée plus d’une fois. Il a pleuré sur la ville, en prévoyant, comme il était facile de le faire à cette époque, la destruction qui s’abattrait prochainement sur elle. Il lui a parlé comme à une personne. « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j’ai voulu… ». Même portant sa croix, il lui a encore témoigné sa pitié.

Qu’on ne pense pas que la compassion pour la patrie n’enferme pas d’énergie guerrière. Elle a animé les Carthaginois à un des