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pensée de 1789 sont indissolublement mélangées à la substance même de son patriotisme. Toute autre nation avait à la rigueur le droit de se tailler un Empire, mais non pas la France ; pour la même raison qui a fait de la souveraineté temporelle du pape un scandale aux yeux de la chrétienté. Quand on assume, comme a fait la France en 1789, la fonction de penser pour l’univers, de définir pour lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine. Même s’il est vrai qu’à défaut de nous d’autres se seraient emparés de ces malheureux et les auraient traités plus mal encore, ce n’était pas un motif légitime ; tout compte fait, le mal total aurait été moindre. Les motifs de ce genre sont la plupart du temps mauvais. Un prêtre ne devient pas patron d’une maison close dans la pensée qu’un marlou traiterait ces femmes plus mal. La France n’avait pas à manquer au respect d’elle-même par compassion. Et d’ailleurs elle ne l’a pas fait. Personne n’oserait soutenir sérieusement qu’elle est allée conquérir ces populations pour empêcher que d’autres nations ne les maltraitent. D’autant plus que, dans une large mesure, c’est elle-même, au xixe siècle, qui a pris l’initiative de remettre à la mode les aventures coloniales.

Parmi ceux qu’elle a soumis, certains sentent très vivement combien il est scandaleux que ce soit elle qui ait fait cela ; leur rancune contre nous en est aggravée par une espèce d’amertume terriblement douloureuse et par une sorte de stupéfaction.

Il est possible qu’aujourd’hui la France ait à choisir entre l’attachement à son Empire et le besoin d’avoir de nouveau une âme. Plus généralement, elle doit choisir entre une âme et la conception romaine, cornélienne de la grandeur.

Si elle choisit mal, si nous-mêmes la poussons à choisir mal, ce qui n’est que trop probable, elle n’aura ni l’un ni l’autre, mais seulement le plus affreux malheur, qu’elle subira avec étonnement sans que personne puisse en discerner la cause. Et tous ceux qui sont en état de parler, de tenir une plume, auront éternellement la responsabilité d’un crime.

Bernanos a compris et dit que l’hitlérisme, c’est la Rome païenne qui revient. Mais a-t-il oublié, avons-nous oublié quelle part a eue son influence dans notre histoire, dans notre culture, et aujourd’hui encore dans nos pensées ? Si nous avons pris, par