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s’approcher d’un tel état ; et même ainsi elle est saisie d’un ennui qui la transforme en désert. Presque toujours, ou plutôt presque certainement toujours, celui qui nie toute obligation ment aux autres et à lui-même ; en fait il en reconnaît. Il n’est pas d’homme qui ne porte parfois des jugements sur le bien et le mal, ne fût-ce que pour blâmer autrui.

Il faut accepter la situation qui nous est faite et qui nous soumet à des obligations absolues envers des choses relatives, limitées et imparfaites. Pour discriminer quelles sont ces choses et comment peuvent se composer leurs exigences envers nous, il faut seulement voir clairement en quoi consiste leur relation avec le bien.

Pour la patrie, les notions d’enracinement, de milieu vital, suffisent à cet effet. Elles n’ont pas besoin d’être établies par des preuves, car depuis quelques années elles sont vérifiées expérimentalement. Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l’âme en chacun et certaines manières de penser et d’agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand un pays est détruit.

Aujourd’hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme ils savent ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu’une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée, comme la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l’âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle quoiqu’impalpable, et réelle à la manière des choses qu’on peut toucher. Dès lors, ce qui menace la France de destruction — et dans certaines circonstances une invasion est une menace de destruction — équivaut à la menace d’une mutilation physique de tous les Français, et de leurs enfants et petits-enfants, et de leurs descendants à perte de vue. Car il y a des populations qui ne se sont jamais guéries d’avoir été une fois conquises.

Cela suffit pour que l’obligation envers la patrie s’impose comme une évidence. Elle coexiste avec d’autres ; elle ne contraint pas à donner tout toujours ; elle contraint à donner tout