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ner tout à fait, car sa conservation ne peut être assurée à un moindre prix. Ainsi on semble toujours être ou en deçà ou au delà de ce qu’on lui doit, et si l’on va au delà, par réaction on revient plus tard d’autant plus en deçà.

La contradiction n’est qu’apparente. Ou plus exactement elle est réelle, mais vue dans sa vérité elle se ramène à une de ces contradictions fondamentales de la situation humaine, qu’il faut reconnaître, accepter, et utiliser comme marche-pied pour monter au-dessus de ce qui est humain. Jamais dans cet univers il n’y a égalité de dimensions entre une obligation et son objet. L’obligation est un infini, l’objet ne l’est pas. Cette contradiction pèse sur la vie quotidienne de tous les hommes, sans exception, y compris ceux qui seraient tout à fait incapables de la formuler même confusément. Tous les procédés que les hommes ont cru trouver pour en sortir sont des mensonges.

L’un d’eux consiste à ne se reconnaître d’obligations qu’envers ce qui n’est pas de ce monde. Une variété de ce procédé constitue la fausse mystique, la fausse contemplation. Une autre est la pratique des bonnes œuvres accomplie dans un certain esprit, « pour l’amour de Dieu », comme on dit, les malheureux secourus n’étant que la matière de l’action, une occasion anonyme de témoigner de la bienveillance à Dieu. Dans les deux cas il y a mensonge, car « celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment aimerait-il Dieu qu’il ne voit pas ? » C’est seulement à travers les choses et les êtres d’ici-bas que l’amour humain peut percer jusqu’à ce qui habite derrière.

Un autre procédé consiste à admettre qu’il y a ici-bas un ou plusieurs objets enfermant cet absolu, cet infini, cette perfection qui sont essentiellement liés à l’obligation comme telle. C’est le mensonge de l’idolâtrie.

Le troisième procédé consiste à nier toute obligation. On ne peut pas prouver par une démonstration de l’espèce géométrique que c’est une erreur, car l’obligation est d’un ordre de certitude bien supérieur à celui où habitent les preuves. En fait, cette négation est impossible. Elle constitue un suicide spirituel. Et l’homme est ainsi fait qu’en lui la mort spirituelle s’accompagne de maladies psychologiques elles-mêmes mortelles. En fait, l’instinct de conservation empêche que l’âme fasse davantage que