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l’égard du reste de la population, et notamment des paysans.

L’attitude actuelle de ces ouvriers envers l’Allemagne ne doit pas aveugler sur la gravité du problème. Il se trouve que l’Allemagne est l’ennemie de l’U. R. S. S. Avant qu’elle ne le fût, il y avait déjà de l’agitation parmi eux ; mais c’est une nécessité vitale pour le parti communiste de toujours entretenir l’agitation. Et cette agitation était « contre le fascisme allemand et l’impérialisme anglais ». La France, il n’en était pas question. D’autre part, pendant une année qui fut décisive, de l’été 1939 à l’été 1940, l’influence communiste en France s’est exercée entièrement contre le pays. Il ne sera pas facile d’obtenir que ces ouvriers tournent leur cœur vers leur pays.

Dans le reste de la population, la crise du patriotisme n’a pas été aussi aiguë ; elle n’a pas été jusqu’au reniement, en faveur d’autre chose ; il y a eu seulement une espèce d’extinction. Chez les paysans, c’était dû sans doute à ce qu’ils avaient le sentiment de ne pas compter dans le pays, sinon comme chair à canon pour des intérêts étrangers aux leurs ; chez les petits bourgeois, cela devait être dû surtout à l’ennui.

À toutes les causes particulières de désaffection s’en est ajoutée une très générale qui est comme le rebours de l’idolâtrie. L’État avait cessé d’être, sous le nom de nation ou de patrie, un bien infini, dans le sens d’un bien à servir par le dévouement. En revanche il était devenu aux yeux de tous un bien illimité à consommer. L’absolu lié à l’idolâtrie lui est resté attaché, une fois l’idolâtrie effacée, et a pris cette forme nouvelle. L’État a paru être une corne d’abondance inépuisable qui distribuait les trésors proportionnellement aux pressions qu’il subissait. Ainsi on lui en voulait toujours de ne pas accorder davantage. Il semblait qu’il refusât tout ce qu’il ne fournissait pas. Quand il demandait, c’était une exigence qui paraissait paradoxale. Quand il imposait, c’était une contrainte intolérable. L’attitude des gens envers l’État était celle des enfants non pas envers leurs parents, mais envers des adultes qu’ils n’aiment ni ne craignent ; ils demandent sans cesse et ne veulent pas obéir.

Comment passer tout d’un coup de cette attitude au dévouement sans bornes exigé par la guerre ? Mais même pendant la guerre les Français ont cru que l’État avait la victoire quelque