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franco-allemandes qui mettait le désespoir dans leurs yeux, car les défaites anglaises ne les ont jamais touchés ainsi. Ils se sentaient menacés de perdre plus que la France. Ils étaient un peu dans l’état d’esprit où auraient été les premiers chrétiens si on leur avait apporté des preuves matérielles établissant que la résurrection du Christ était une fiction. D’une manière générale, il y a sans doute une assez grande ressemblance entre l’état d’esprit des premiers chrétiens et celui de beaucoup d’ouvriers communistes. Eux aussi attendent une catastrophe prochaine, terrestre, établissant d’un coup pour toujours ici-bas le bien absolu et en même temps leur propre gloire. Le martyre était plus facile aux premiers chrétiens qu’à ceux des siècles suivants, et infiniment plus facile qu’à l’entourage du Christ, pour qui, au moment suprême, il avait été impossible. De même aujourd’hui le sacrifice est plus facile pour un communiste que pour un chrétien.

L’U. R. S. S. étant un État, le patriotisme envers elle enferme les mêmes contradictions que tout autre. Mais il n’en résulte pas le même affaiblissement. Au contraire. La présence d’une contradiction, quand elle est sentie, même sourdement, ronge le sentiment ; quand elle n’est pas sentie du tout, le sentiment en est rendu plus intense, puisqu’il bénéficie à la fois de mobiles incompatibles. Ainsi l’U. R. S. S. a tout le prestige d’un État, et de la froide brutalité qui imprègne la politique d’un État, surtout totalitaire ; et en même temps elle a tout le prestige de la justice. Si la contradiction n’est pas sentie, c’est d’une part à cause de l’éloignement, d’autre part parce qu’elle promet à ceux qui l’aiment toute la puissance. Un tel espoir ne diminue pas le besoin de justice, mais le rend aveugle. Comme chacun se croit suffisamment capable de justice, chacun croit aussi qu’un système où il serait puissant serait assez juste. C’est la tentation que le diable a fait subir au Christ. Les hommes y succombent continuellement.

Bien que ces ouvriers, animés d’impérialisme ouvrier, soient très différents des jeunes bourgeois fascistes, et constituent une variété humaine plus belle, il se pose à leur égard un problème analogue. Comment leur faire suffisamment aimer leur pays sans le leur livrer ? Car on ne peut pas le leur livrer, ni même leur y faire une position privilégiée ; ce serait une injustice criante à