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nationalité. Ils le sont souvent au cours d’une guerre tant qu’il n’y a pas de défaite. Mais l’écrasement de la patrie fait aussitôt surgir au plus profond de leur cœur un patriotisme parfaitement solide et pur. Ceux-là seront réconciliés d’une manière permanente avec la patrie si on leur propose la conception d’un patriotisme subordonné à la justice.

L’autre courant est une réplique à l’attitude bourgeoise. Le marxisme, en offrant aux ouvriers la certitude prétendue scientifique qu’ils seront bientôt les maîtres souverains du globe terrestre, a suscité un impérialisme ouvrier très semblable aux impérialismes nationaux. La Russie a apporté une apparence de vérification expérimentale, et de plus on compte sur elle pour se charger de la partie la plus difficile de l’action qui doit aboutir au renversement du pouvoir.

Pour des êtres moralement exilés et immigrés, en contact surtout avec le côté répressif de l’État, qui par une tradition séculaire sont aux confins des catégories sociales constituant le gibier de la police, et sont eux-mêmes traités comme tels toutes les fois que l’État penche vers la réaction, il y a là une tentation irrésistible. Un État souverain, grand, puissant, commandant un territoire bien plus vaste que leur pays, leur dit : « Je vous appartiens, je suis votre bien, votre propriété. Je n’existe que pour vous aider, et un jour prochain je ferai de vous les maîtres absolus dans votre propre pays. »

De leur part, repousser cette amitié serait à peu près aussi facile que repousser de l’eau quand on n’a pas bu depuis deux jours. Quelques-uns, qui ont accompli un grand effort sur eux-mêmes pour y parvenir, se sont tellement épuisés dans cet effort qu’ils ont succombé sans combat aux premières pressions de l’Allemagne. Beaucoup d’autres ne résistent qu’en apparence, et en réalité se tiennent simplement à l’écart, par peur des risques qu’entraîne l’action à laquelle on est engagé une fois qu’on a adhéré. Ceux-là, nombreux ou non, ne sont jamais une force.

L’U. R. S. S., hors de la Russie, est vraiment la patrie des ouvriers. Pour le sentir, il n’y avait qu’à voir les yeux des ouvriers français quand ils regardaient, autour des kiosques à journaux, les titres annonçant les premières grandes défaites russes. Ce n’était pas la pensée des répercussions de ces défaites sur les relations