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À droite, dans la jeunesse bourgeoise, la coupure entre le patriotisme et la morale, jointe à d’autres causes, avait complètement discrédité toute moralité ; mais le patriotisme avait à peine davantage de prestige. L’esprit exprimé par les mots : « Politique d’abord » s’était étendu beaucoup plus loin que l’influence même de Maurras. Or ces mots expriment une absurdité, car la politique n’est qu’une technique, un recueil de procédés. C’est comme si l’on disait : « mécanique d’abord ». La question qui se pose immédiatement est : Politique en vue de quoi ? Richelieu répondrait : Pour la grandeur de l’État. Et pourquoi pour ce but et non pour un autre ? À cette question, il n’y a aucune réponse.

C’est la question qu’il ne faut pas poser. La politique dite réaliste, transmise de Richelieu à Maurras, non sans avoir été endommagée en chemin, n’a de sens que si cette question n’est pas posée. Il y a une condition simple pour qu’elle ne le soit pas. Quand le mendiant disait à Talleyrand : « Monseigneur, il faut bien que je vive », Talleyrand répondait : « Je n’en vois pas la nécessité. » Mais le mendiant, lui, en voyait très bien la nécessité. De même Louis XIV voyait très bien la nécessité que l’État fût servi avec un dévouement total, parce que l’État, c’était lui. Richelieu ne pensait en être que le premier serviteur ; néanmoins, en un sens, il le possédait, et pour cette raison s’identifiait avec lui. La conception politique de Richelieu n’a de sens que pour ceux qui, à titre soit individuel soit collectif, se sentent ou bien les maîtres de leur pays ou bien capables de le devenir.

La jeunesse bourgeoise française ne pouvait plus, depuis 1924, avoir le sentiment que la France était son domaine. Les ouvriers faisaient bien trop de bruit. D’autre part elle souffrait de cet épuisement mystérieux qui s’est abattu sur la France après 1918, et dont les causes sont sans doute en grande partie physiques. Qu’il faille incriminer l’alcoolisme, l’état nerveux des parents quand ils ont mis au monde et élevé cette jeunesse, ou autre chose, la jeunesse française donne depuis longtemps des signes certains de fatigue. La jeunesse allemande, même en 1932, alors que les pouvoirs publics ne s’occupaient pas d’elle, était d’une vitalité incomparablement plus grande, malgré les privations très dures et très longues qu’elle avait souffertes.

Cette fatigue empêchait que la jeunesse bourgeoise de France