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la France a de nouveau rayonné sur l’Europe. Mais le prestige militaire lié à ce rayonnement a été obtenu par des méthodes inavouables, du moins si l’on aime la justice ; au reste, autant la conception classique française a produit des œuvres merveilleuses en langue française, autant elle a exercé une influence destructrice à l’étranger. En 1789, la France est devenue l’espoir des peuples. Mais trois années plus tard elle est partie en guerre, et dès les premières victoires elle a substitué aux expéditions de délivrance des expéditions de conquête. Sans l’Angleterre, la Russie et l’Espagne, elle aurait imposé à l’Europe une unité peut-être à peine moins étouffante que celle qui est aujourd’hui promise par l’Allemagne. Dans la deuxième partie du siècle dernier, quand on s’est aperçu que l’Europe n’est pas le monde, et qu’il y a plusieurs continents sur cette planète, la France a été reprise d’aspirations à un rôle universel. Mais elle n’a abouti qu’à fabriquer un Empire colonial imité de celui des Anglais, et dans le cœur d’un certain nombre d’hommes de couleur, son nom est maintenant lié à des sentiments auxquels il est intolérable de penser.

Ainsi la contradiction inhérente au patriotisme français se retrouve aussi le long de l’histoire de France. Il ne faut pas en conclure que la France, ayant vécu si longtemps avec cette contradiction, peut continuer. D’abord, si l’on reconnaît une contradiction, il est honteux de la supporter. Puis en fait la France a failli mourir d’une crise du patriotisme français. Tout porte à croire qu’elle serait morte si le patriotisme anglais n’était de qualité heureusement plus solide. Mais on ne peut pas le transporter chez nous. C’est le nôtre qu’il faut refaire. Il est encore à refaire. Il donne de nouveau des signes de vitalité parce que les soldats allemands sont chez nous des agents de propagande incomparables pour le patriotisme français ; mais ils n’y seront pas toujours.

Il y a là une responsabilité terrible. Car il s’agit de ce qu’on appelle refaire une âme au pays ; et il y a une si forte tentation de la refaire à coups de mensonges ou de vérités partielles qu’il faut plus que de l’héroïsme pour s’attacher à la vérité.

La crise du patriotisme a été double. En se servant du vocabulaire politique, on peut dire qu’il y a eu une crise à gauche et une crise à droite.