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reconnue, qui a empêché beaucoup de jeunes en 1940 d’aller au feu dans le même état d’esprit que Péguy.

Ou la conquête est toujours un mal ; ou elle est toujours un bien ; ou elle est tantôt un bien, tantôt un mal. Dans ce dernier cas, il faut un critérium pour la discrimination. Donner comme critérium que la conquête est un bien lorsqu’elle accroît la nation dont on est membre par le hasard de la naissance, un mal lorsqu’elle la diminue, cela est tellement contraire à la raison que c’est seulement acceptable pour des gens qui, de parti pris et une fois pour toutes, ont chassé la raison, comme c’est le cas en Allemagne. Mais l’Allemagne peut le faire, parce qu’elle vit d’une tradition romantique. La France ne le peut pas, car l’attachement à la raison fait partie de son patrimoine national. Une partie des Français peut se dire hostile au christianisme ; mais avant comme après 1789, tous les mouvements de pensée qui ont eu lieu en France se sont réclamés de la raison. La France ne peut pas écarter la raison au nom de la patrie.

C’est pourquoi la France se sent mal à l’aise dans son patriotisme, et cela bien qu’elle-même, au xviiie siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu’on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux Français qu’à d’autres. C’est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour les Français, parce qu’ils ne peuvent pas complètement réussir, ni à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à l’intérieur de leur patriotisme même. Mais de ce fait ils sont comme obligés d’inventer un patriotisme nouveau. S’ils le font, ils rempliront ce qui a été jusqu’à un certain point, dans le passé, la fonction de la France, à savoir de penser ce dont le monde a besoin. Le monde a besoin en ce moment d’un patriotisme nouveau. Et c’est maintenant que cet effort d’invention doit être accompli, alors que le patriotisme est quelque chose qui fait couler le sang. Il ne faut pas attendre qu’il soi redevenu une chose dont on parle dans les salons, les Académies et aux terrasses des cafés.

Il est facile de dire, comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne la France… La vérité, c’est mon pays. » Malheureu-