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et 1919, par les braves gens qui espéraient la paix : « Autrefois il y avait la guerre entre provinces, puis elles se sont unies en formant des nations. De la même manière les nations vont s’unir dans chaque continent, puis dans le monde entier, et ce sera la fin de toute guerre. » C’était un lieu commun très répandu ; il procédait de ce raisonnement par extrapolation qui a eu tant de puissance au xixe siècle et encore au xxe. Les braves gens qui parlaient ainsi connaissaient en gros l’histoire de France, mais ils ne réfléchissaient pas, au moment où ils parlaient, que l’unité nationale s’était accomplie presque exclusivement par les conquêtes les plus brutales. Mais s’ils s’en sont souvenus en 1939, ils se sont souvenus aussi que ces conquêtes leur étaient toujours apparues comme un bien. Quoi d’étonnant si une partie au moins de leur âme s’est mise à penser : « Pour le progrès, pour l’accomplissement de l’Histoire, il faut peut-être en passer par là ? » Ils ont pu se dire : « La France a eu la victoire en 1918 ; elle n’a pu accomplir l’unité de l’Europe ; maintenant l’Allemagne essaie de l’accomplir ; ne la gênons pas. » Les cruautés du système allemand, il est vrai, auraient dû les arrêter. Mais ils pouvaient soit n’en avoir pas entendu parler, soit supposer qu’elles étaient inventées par une propagande mensongère, soit les juger de peu d’importance, comme étant infligées à des populations inférieures. Est-il plus difficile d’ignorer les cruautés des Allemands envers les Juifs ou les Tchèques que celles des Français envers les Annamites ?

Péguy disait heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Il doit s’ensuivre que ceux qui les tuent injustement sont des malheureux. Si les soldats français de 1914 sont morts dans une juste guerre, alors c’est certainement aussi le cas, au moins au même degré, pour Vercingétorix. Si l’on pense ainsi, quels sentiments peut-on avoir envers l’homme qui l’a tenu pendant six ans enchaîné dans un cachot complètement noir, puis l’a exposé en spectacle aux Romains, puis l’a fait égorger ? Mais Péguy était un fervent admirateur de l’Empire romain. Si l’on admire l’Empire romain, pourquoi en vouloir à l’Allemagne qui essaie de le reconstituer, sur un territoire plus vaste, avec des méthodes presque identiques ? Cette contradiction n’a pas empêché Péguy de mourir en 1914. Mais c’est elle, quoique non formulée, non