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ment que le Christ était descendu sur terre pour combler cette lacune.

Si le patriotisme agit invisiblement comme un dissolvant pour la vertu soit chrétienne, soit laïque, en temps de paix, le contraire se produit en temps de guerre ; et c’est tout à fait naturel. Quand il y a dualité morale, c’est toujours la vertu exigée par les circonstances qui en subit le préjudice. La pente à la facilité donne naturellement l’avantage à l’espèce de vertu qu’en fait il n’y a pas lieu d’exercer ; à la moralité de guerre en temps de paix, à la moralité de paix en temps de guerre.

En temps de paix, la justice et la vérité, à cause de la cloison étanche qui les sépare du patriotisme, sont dégradées au rang des vertus purement privées, telles que par exemple la politesse ; mais quand la patrie demande le sacrifice suprême, cette même séparation prive le patriotisme de la légitimité totale qui peut seule provoquer l’effort total.

Quand on a pris l’habitude de considérer comme un bien absolu et clair de toute ombre cette croissance au cours de laquelle la France a dévoré et digéré tant de territoires, comment une propagande inspirée exactement de la même pensée, et mettant seulement le nom de l’Europe à la place de celui de la France, ne s’infiltrera-t-elle pas dans un coin de l’âme ? Le patriotisme actuel consiste en une équation entre le bien absolu et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir la France ; quiconque change dans sa pensée le terme territorial de l’équation, et met à la place un terme plus petit, comme la Bretagne, ou plus grand, comme l’Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. L’habitude nous empêche de nous rendre compte à quel point c’est arbitraire. Mais au moment suprême, cet arbitraire donne prise au fabricant intérieur de sophismes.

Les collaborateurs actuels[1] ont à l’égard de l’Europe nouvelle que forgerait une victoire allemande l’attitude qu’on demande aux Provençaux, aux Bretons, aux Alsaciens, aux Francs-Comtois d’avoir, quant au passé, à l’égard de la conquête de leur pays par le roi de France. Pourquoi la différence des époques changerait-elle le bien et le mal ? On entendait couramment dire entre 1918

  1. Écrit en 1943.