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nos mains sans avoir été baptisée. Chose étrange, les barbares, ou ceux qu’on nommait ainsi, ont été baptisés presque sans difficulté lors des invasions ; mais l’héritage de la Rome antique ne l’a jamais été, sans doute parce qu’il ne pouvait pas l’être, et cela bien que l’Empire romain ait fait du christianisme une religion d’État.

Il serait difficile d’ailleurs d’imaginer une plus cruelle injure. Quant aux barbares, il n’est pas étonnant que les Goths soient entrés facilement dans le christianisme, si, comme le croyaient les contemporains, ils étaient du sang de ces Gètes, les plus justes des Thraces, qu’Hérodote nommait les immortaliseurs à cause de l’intensité de leur foi dans la vie éternelle. L’héritage des barbares s’est mélangé à l’esprit chrétien pour former ce produit unique, inimitable, parfaitement homogène, qu’on a nommé la chevalerie. Mais entre l’esprit de Rome et celui du Christ il n’y a jamais eu fusion. Si la fusion avait été possible, l’Apocalypse aurait menti en représentant Rome comme la femme assise sur la bête, la femme pleine des noms du blasphème.

La Renaissance a été une résurrection d’abord de l’esprit grec, puis de l’esprit romain. C’est dans cette seconde étape seulement qu’elle a agi comme un dissolvant du christianisme. C’est au cours de cette seconde étape qu’est née la forme moderne de la nationalité, la forme moderne du patriotisme. Corneille a eu raison de dédier son Horace à Richelieu, et de le faire en termes dont la bassesse est un pendant à l’orgueil presque délirant qui inspire la tragédie. Cette bassesse et cet orgueil sont inséparables ; on le voit bien aujourd’hui en Allemagne. Corneille lui-même est un excellent exemple de l’espèce d’asphyxie qui saisit la vertu chrétienne au contact de l’esprit romain. Son Polyeucte nous paraîtrait comique si nous n’étions pas aveuglés par l’habitude. Polyeucte, sous sa plume, est un homme qui tout d’un coup a compris qu’il y a un territoire beaucoup plus glorieux à conquérir que les royaumes terrestres, et une technique particulière pour y parvenir ; aussitôt il se met en devoir de partir pour cette conquête, sans aucun égard pour quoi que ce soit d’autre, et dans le même état d’esprit que lorsqu’auparavant il faisait la guerre au service de l’empereur. Alexandre pleurait, dit-on, de n’avoir à conquérir que le globe terrestre. Corneille croyait apparem-