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n’était jamais reçu à leur demander quoi que ce fût, même un simple allégement à la plus horrible oppression, sans débuter par les mêmes éloges. Ils ont ainsi déshonoré la supplication, qui était honorable avant eux, en lui imposant le mensonge et la flatterie. Dans l’Iliade, jamais un Troyen agenouillé devant un Grec et implorant la vie ne met la plus légère nuance de flatterie dans son langage.

Notre patriotisme vient tout droit des Romains. C’est pourquoi les petits Français sont encouragés à en chercher l’inspiration dans Corneille. C’est une vertu païenne, si les deux mots sont compatibles. Le mot de païen, quand il est appliqué à Rome, a vraiment à titre légitime la signification chargée d’horreur que lui donnaient les premiers polémistes chrétiens. C’était vraiment un peuple athée et idolâtre ; non pas idolâtre de statues faites en pierre ou en bronze, mais idolâtre de lui-même. C’est cette idolâtrie de soi qu’il nous a léguée sous le nom de patriotisme.

Aussi la dualité dans la morale est-elle un scandale bien plus éclatant si, au lieu de la morale laïque, on songe à la vertu chrétienne dont la morale laïque est d’ailleurs simplement une édition pour grand public, une solution diluée. La vertu chrétienne a pour centre, pour essence, pour saveur spécifique l’humilité, le mouvement librement consenti vers le bas. C’est par là que les saints ressemblent au Christ. « Étant dans la condition de Dieu, il n’a pas regardé l’égalité avec Dieu comme un butin… Il s’est vidé… Bien qu’il soit le Fils, ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance. »

Mais quand un Français pense à la France, l’orgueil est pour lui un devoir, selon la conception actuelle ; l’humilité serait une trahison. Cette trahison est celle peut-être qu’on reproche le plus amèrement au gouvernement de Vichy. On a raison, car son humilité est de mauvais aloi, elle est celle de l’esclave qui flatte et ment pour éviter les coups. Mais dans ce domaine une humilité qui serait de bon aloi est parmi nous chose inconnue. Nous n’en concevons même pas la possibilité. Pour parvenir seulement à en concevoir la possibilité, il nous faudrait déjà un effort d’invention.

Dans une âme chrétienne, la présence de la vertu païenne du patriotisme est un dissolvant. Elle est passée de Rome entre