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aucune difficulté à trouver leur inspiration à la fois dans le patriotisme et dans une foule d’autres mobiles, il faut en même temps se dire et se redire que la France en tant que nation se trouve en ce moment aux côtés de la justice, du bonheur général et des choses de ce genre, c’est-à-dire dans la catégorie des belles choses qui n’existent pas. La victoire alliée la sortira de cette catégorie, la rétablira dans le domaine des faits ; beaucoup de difficultés qui semblaient écartées reparaîtront. En un sens, le malheur simplifie tout. Le fait que la France est entrée dans la voie de la résistance plus lentement, plus tard que la plupart des pays occupés montre qu’on aurait tort d’être sans inquiétude pour l’avenir.

On peut voir clairement jusqu’où allait l’incohérence morale de notre régime si l’on songe à l’école. La morale y fait partie du programme, et même les instituteurs qui n’aimaient pas en faire l’objet d’un enseignement dogmatique l’enseignaient inévitablement d’une manière diffuse. La notion centrale de cette morale, c’est la justice et les obligations qu’elle impose envers le prochain.

Mais quand il est question d’histoire, la morale n’intervient plus. Il n’est jamais question des obligations de la France à l’extérieur. Quelquefois on la nomme juste et généreuse, comme si c’était là un surcroît, une plume au chapeau, un couronnement à la gloire. Les conquêtes qu’elle a faites et perdues peuvent à la rigueur être l’objet d’un léger doute, comme celles de Napoléon ; jamais celles qu’elle a conservées. Le passé n’est que l’histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s’accroissant elle n’a pas détruit. Examiner s’il ne lui est pas peut-être arrivé de détruire des choses qui la valaient semblerait le plus affreux blasphème. Bernanos dit que les gens d’Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un