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part, malicieusement prêt à en profiter ; et il en est ainsi chez tout homme, si ignorant soit-il.

Dans les moments suprêmes, qui ne sont pas nécessairement ceux du plus grand danger, mais ceux où l’homme se trouve, devant le tumulte des entrailles, du sang et de la chair, seul et sans stimulants extérieurs, ceux dont la vie intérieure procède tout entière d’une même idée sont les seuls qui résistent. C’est pourquoi les systèmes totalitaires forment des hommes à toute épreuve.

La patrie ne peut être cette idée unique que dans un régime du genre hitlérien. Cela pourrait facilement être prouvé, jusque dans les détails, mais c’est inutile tant l’évidence est grande. Si la patrie n’est pas cette idée, et si néanmoins elle tient une place, alors ou bien il y a incohérence intérieure, et une faiblesse cachée dans l’âme, ou bien il faut qu’il y ait quelque autre idée, dominant tout le reste, et relativement à laquelle la patrie tienne une place bien clairement reconnue, place limitée et subordonnée.

Ce n’était pas le cas dans notre Troisième République. Ce n’était le cas dans aucun milieu. Ce qui se trouvait partout, c’était l’incohérence morale. Aussi le fabricateur intérieur de raisonnements fut-il actif dans les âmes entre 1914 et 1918. La plupart résistèrent en un raidissement suprême, par cette réaction qui pousse souvent les hommes à se jeter aveuglément, par crainte de se déshonorer, du côté opposé à celui où pousse la peur. Mais l’âme, quand elle s’expose à la douleur et au danger sous l’effet de cette impulsion seulement, s’use très vite. Ces raisonnements nourris d’angoisse, qui n’ont pas pu influer sur la manière d’agir, mordent d’autant plus sur les profondeurs mêmes de l’âme, et leur influence s’exerce après coup. C’est ce qui s’est passé après 1918. Et ceux qui n’avaient rien donné et en avaient honte ont été prompts, pour d’autres motifs, à saisir la contagion. Cette atmosphère entourait les enfants à qui un peu plus tard on allait demander de mourir.

Combien loin est allée la désagrégation intérieure chez les Français, on peut s’en rendre compte si l’on songe qu’aujourd’hui encore l’idée de la collaboration avec l’ennemi n’a pas perdu tout prestige. D’un autre côté, si l’on cherche un réconfort dans le spectacle de la résistance, si l’on se dit que les résistants n’ont